Le délicieux essai de la philosophe belge Vinciane Despret, Habiter en Oiseau, nous fait parcourir de multiples facettes et dimensions de la notion de territoire quand les humains les plus divers, des naturalistes amateurs aux chercheurs chevronnés, la découvrent appliquée, ou l’appliquent selon leurs préjugés, chez les animaux. L’ouvrage est construit, car il s’agit en partie de territoires sonores, en accords (les deux parties) contenant eux-même des chapitres et contrepoints. Il nous permet de rencontrer des naturalistes dont certains ou certaines sont passionnantes, à l’instar de Margaret Nice et des bruants installés autour de sa maison en Ohio, dont elle connaissait 136 individus assez bien pour distinguer les mâles par leur chant. D’autres sont moins abordables, et n’ont pas ce rapport de curiosité intense et de respect pour les animaux qu’ils étudient. En somme, chaque fois qu’on apprend assez des animaux pour les différencier et connaître leur caractère et leurs interactions personnelles, on s’aperçoit que les lois rigides de comportement dont les humains les affublent ont sensiblement le même impact sur eux que le code de la route sur les conducteurs de véhicules : aucune règle n’est autre chose qu’une règle, certains seront plus enclins que d’autres à s’en affranchir à l’occasion. Comme toujours avec Vinciane Despret, il est surtout question de la façon dont les humains s’efforcent d’extraire un code comportemental de ce matériau labile et récalcitrant, les animaux. Mais quand ils sont simplement observés avec un esprit systématique et ouvert, comme dans le cas de Margaret Nice ou Barbara Blanchard, ils livrent la formidable variabilité de leur comportement : pas plus que nous, les oiseaux, et de façon plus large les animaux, ne font tous la même chose. Ils agissent en fonction de leur caractère, lequel change au fil du temps, s’apaise ou s’affirme. Et de la même façon, les territoires qu’ils suscitent sont variables, interdits à certains, poreux à d’autres.
Ainsi ce livre nous fait-il entrer dans ce rapport si particulier de l’observation animale, des oiseaux bien sûr, mais aussi de nombre d’autres animaux. Et cette observation, agissant comme un miroir réfléchissant, déshabille souvent les intentions des humains qui s’y livrent. De la notion de territoire, on apprendra ainsi qu’elle est devenue un sujet brûlant depuis l’avènement général de la propriété privée, et celui, concomitant, des théories néo-darwiniste sur la compétition, la régulation des populations, etc… Ce que Vinciane Despret appelle des théories « négligentes », « …mal attachées à ce et à ceux qu’elles soumettent à l’enquête, et qui passent en force. »
Car les mondes sociaux des animaux sont infiniment plus complexes et variables que les théories humaines qui voudraient démontrer, en les naturalisant, leurs propres soubassements idéologiques. Vinciane Despret, à l’encontre de ces privautés humaines sur la fabuleuse richesse comportementale des animaux, trouve plus intéressants les chercheurs qui cherchent les différences plutôt que les points communs. Elle cite un chercheur, Jared Verner, qui s’est attaché à l’étude des troglodytes des marais pour essayer de comprendre pourquoi ils recourent à la polygamie ou pas, les deux pratiques s’observant. (Il semblerait que ce soient les femelles qui en décident, selon ce qui leur est proposé). Tombant sur un troglodyte déshérité qui a choisi un endroit peu appétent et ne semble pas non plus très adroit, lorsque l’oiseau finit quand même par arriver à se reproduire, Verner, touché par sa maladresse, attache son nid branlant pour lui éviter qu’il verse avec sa prospérité. Vinciane Despret, émue à son tour par l’émotion de Verner, s’arrête à ce qu’elle indique : « …une pratique d’attention particulière. Et je ne peux m’empêcher de lier intuitivement ce régime de souci et d’attention à celui qui guide sa recherche. C’est une pratique qui s’attache aux différences. Et en s’attachant à ces différences, aux choses qui comptent, le chercheur est touché par celles qui importent pour les oiseaux. Certes, cette pratique s’inscrit dans une théorie qui veut expliquer une question massive -le choix de la polygamie- mais elle s’efforce justement de l’expliquer en prenant activement en compte ces troglodytes-ci, avec leurs choix différenciés, et dont les différences indiquent comment chacun, face aux options possibles, tente de se débrouiller au mieux. Ou parfois moins bien. Et cela fait des histoires, de vraies histoires, des aventures du quotidien qui engagent des vies, avec des acteurs solidement dotés d’intentions, de projets et de désirs. »
Peu à peu, détricotant les rigidités des points de vue préalables et intéressés, Vinciane Despret met en valeur d’autres façons d’appréhender les usages, la sociabilité, les territoires des animaux au fil des recherches menées par nombre d’ornithologues et de naturalistes. Dans un contrepoint dédié aux babouins, dont la rigidité sociale extrêmement hiérarchique et patriarcale semblait solidement établie, elle révèle le désarroi provoqué dans le milieu par les observations contraires, au début des années 70, en Ouganda, de Thelma Rowell et Shirley Strum. Celles-ci ont rencontré et étudié longuement des primates que hiérarchie et compétition laissaient de marbre, où la domination n’apportait pas la moitié des avantages aux mâles que ce que leur assurait l’amitié des femelles. Le philosophe Bruno Latour expliquera que cette contradiction vient de la définition ostensive du social qui fonde le paradigme sociologique : les sociétés seraient des moules immuables dans lesquels les individus viendraient se glisser. À l’opposée, les chercheuses ont suivi un paradigme performatif du social : les sociétés sont sans cesse créées par leurs membres et par les liens qu’ils tissent entre eux. Elles sont donc aussi variées que le permet l’infinie variété des caractères associés en interaction et en négociation permanentes.
Une fois adopté un point de vue performatif et soucieux des différences, de tout ce qui est singulier, le comportement animal déploie ses infinies variations. En matière de territoires, il en est de même. Les différentes fonctions du territoire, surtout chez les oiseaux qui ne sont territoriaux qu’une partie de l’année, celle où ils se reproduisent, tissent une trame d’usages croisés -lieu de nourrissage, abri, endroit du nid, scène d’expression artistique, invention du voisinage, et quand il s’agit de territoire sonore aussi, construction collective d’une forme de sociabilité où comme la guerre perd sa nature originelle en devenant jeu, l’agressivité se transforme en expression brillante, en art. Dans le dernier chapitre, consacré aux chants choraux étudiés avec une extrême attention par deux chercheurs italiens dans une communauté d’oiseaux d’une douzaine d’espèces, on s’aperçoit avec eux que les chants se chevauchent sans jamais se brouiller, témoignant de polyphonies interspécifiques extrêmement coordonnées entre des groupes d’oiseaux qui se connaissent personnellement. Les bio-acousticiens, en enregistrant et analysant systématiquement sur des spectrogrammes des chorus où le « partage du temps de parole » entre oiseaux, batraciens, insectes et mammifères est étonnamment organisé, découvrent, comme le dit joliment Bernie Krause, que les membres de cette « collectivité acoustique »…« vocalisent en affinité ».
Ce livre merveilleux s’achève sur une note mélancolique qui enjoint de « ne pas oublier que ces chants sont en train de disparaître, mais qu’ils disparaîtront d’autant plus si on n’y prête pas attention. Et que disparaîtront avec eux de multiples manières d’habiter la terre, des inventions de vie, des compositions, des partitions mélodiques, des appropriations délicates, des manières d’être et des importances. Tout ce qui fait des territoires et tout ce que font des territoires animés, rythmés, vécus, aimés. Habités. Vivre notre époque en la nommant « Phonocène », c’est apprendre à prêter attention au silence qu’un chant de merle peut faire exister, c’est vivre dans des territoires chantés, mais c’est également ne pas oublier que le silence pourrait s’imposer. Et que ce que nous risquons bien de perdre également, faute d’attention, ce sera le courage chanté des oiseaux. »
Lonnie
Habiter en oiseau, Vinciane Despret, Actes Sud 2019
Photos © Roc Farré. Une : Troglodyte