« De l’inconvénient d’être né » écrivait Cioran, Dubillard lui aussi n’en revient pas d’être au monde comme en témoigne son journal intime publié en 1998 par Gallimard Carnets en marge, couvrant une cinquantaine d’années.
Maria Machado et Charlotte Escamez ont adapté pour ce spectacle, Je ne suis pas de moi, les carnets à partir de morceaux choisis au caractère volontairement décousus à l’image du journal lui-même, collage hétéroclite de poèmes, réflexions, aphorismes, confessions. L’auteur Dubillard est dédoublé et joué par deux comédiens Denis Lavant et Samuel Mercer.
Un semblant de fil conducteur dessine les différents âges de la vie, l’enfance, l’âge adulte et la vieillesse marquée par l’AVC subi par l’auteur. Pour seul décor, une table tréteaux, une chaise longue et un réfrigérateur. On se régale de voir Denis Lavant accroupi par terre ou carrément sur le frigo, avalant avec une délectation enfantine son Petit-Suisse tout en conversant dans un monologue poético-philosophico absurde sur un papillon bloqué du côté de l’ignorance derrière une vitre. Si l’on accepte d’abandonner la compréhension littérale du texte relativement abscons on est subjugué par ce duo d’angoissés qui commentent leurs expériences amoureuses foireuses, leurs échecs et poursuivent vaillamment leur mission dérisoire en célébrant avant tout la puissance des mots : « On ne change pas l’amour par l’amour, ou par la matière, mais par la littérature car l’amour est implicitement littéraire. […] Il ne s’agit pas de pleurer ou de faire pleurer mais de réaliser une espèce supérieure de larmes. »
Au bout d’une heure, ils seront ivres, et pas seulement de mots, vidant flûte après flûte, scène après scène, une bouteille de champagne rosé. Le jeune solaire Samuel Mercer et le vieux Dubillard, idéal Denis Lavant, naviguent entre sombres pensées sur « l’ablation de soi-même », et fulgurances aussi désespérées que farcesques. Le seul bémol est l’usage d’une vidéo projetée en fond de scène, superflue, dont le sens nous a largement échappé.
Denis Lavant a un rapport poétique à la vie, il aime naviguer en eaux troubles, explorer des territoires improbables, « mon plan de navigation très intime, déclare-t-il, c’est d’être clown. Mais, curieusement, on ne va pas forcément où on veut. La navigation c’est de prendre des caps, de tirer des bords… et puis il y a la dérive, le vent […]. Le clown est le poète de la piste ». Un grand moment de théâtre burlesque et tragique, cadeau magnifique de ces deux comédiens, danseurs, clowns célestes de la scène au théâtre du Chêne Noir.
Sylvie Boursier
Je ne suis pas de moi, d’après les carnets en marge de Roland Dubillard, mise en scène de Maria Machado et Charlotte Escamez au théâtre du Chêne Noir, festival off Avignon, à 19h15, relâche le mardi et mercredi.
Photo©Giovanni cittadini cesi