Il y a un simplet sagace qui raconte de loin les choses simples du départ, sa sœur qui s’est toujours préoccupée de lui et la petite Jeannette sa nièce. Tous trois vivaient dans deux petites maisons accolées qui n’en formaient qu’une, celle de leur famille singulière, une mère, un oncle, une fillette. Faisant attention les uns aux autres, conservant un équilibre fragile, toujours menacé. Par l’esprit de l’oncle qui a une tendance lourde à battre la campagne, par cette habitude qu’a prise la mère et qui remonte à l’adolescence de boire, par le monde alentour qui va broyant tranquillement les vies pour des motifs sibyllins, macro-économiques. Bien qu’on soit dans un coin plutôt beau et paumé de montagne les industries locales achèvent d’y crever. Il y a des amitiés tendres et belles d’enfants, parfois elles ont survécu par bribes jusque dans l’âge adulte, parfois elles ne survivront pas à la fin de l’enfance. Il y a des gens simples et absolument dépourvus de la moindre défense, ils sont comme des bernard-l’hermite sans coquillage, nus et mous. Il y a un sale type ordinaire, le seul qui sache ce qu’il veut, et ce qu’il veut est à la fois d’une consternante banalité et d’une invraisemblance totale. Celui-là joue, sur cette scène menacée, parmi ces personnages vulnérables et déjà amoindris, le rôle d’une maladie opportuniste : il n’y a pas un élément du décor, pas un seul personnage qu’il ne menace de sa pourriture sournoise, un peu comme ce revêtement blanc et doux qui s’est installé au grenier chez Blandine, la mère, et qui bientôt aura bouffé toute la maison avec ce qu’elle contient, la mérule. Entre la sincérité désarmée et tâtonnante des autres qui ne se comprennent pas et d’ailleurs ne comprennent pas, de façon plus globale, se trouvant juste sur la pente inexorablement descendante qui conduit à la chute dans le vide, et l’opportunisme borné de ce sale type dont Séverine traduit les mensonges tactiques par de savoureuses « Notes Du Traducteur » , la messe est vite dite, si invraisemblable et absurde soit-elle. Il arrivera à ses fins parce qu’il est le seul à en avoir, des fins. En contexte sous-jacent posé à touches pastel, les fêlures qui lui ouvrent un boulevard : les boulots précaires et frisants l’insoutenable tout en ménageant une fraternité factice entre patrons et employés qui se tutoient et se fréquentent, éludant que les uns tiennent la vie des autres dans leurs mains. Les mauvaises rencontres quand on est trop jeune et trop isolé déjà pour faire le tri ou simplement résister, et qui amorcent en douceur les destructions en chaîne, ménageant une irréversible confusion propice aux mauvaises rencontres ultérieures qui entretiendront la dynamique. Un état d’inconscience qui est plutôt un état de non-conscience, d’anomie douce, d’abandon dans le brouillard et de navigation à tâtons dans l’existence, sans repères, sans autre objectif que tous les jours survivre un jour de plus.
La seule urgence vitale qui hante de façon obsessionnelle Pascal l’oncle et la petite Jeannette pleine d’une bravoure inemployée et hors sujet, c’est l’inexorable destruction du vivant, les cataclysmes dédaignés qui minent une planète mourante, la leur. Immergés dans la beauté en sursis de leur coin sauvage de montagne, ils ne savent qu’y faire ni comment s’y préparer, car les infos apocalyptiques qui terrifient Pascal ne lui donnent par ailleurs aucune bille ni pour identifier les données du problème, ni pour trouver des solutions qui œuvreraient à le résoudre au moins en partie. Pascal construit donc des digues pour empêcher la rivière, dans laquelle il laissait pourtant barboter les petites jambes dodues de Jeannette petite, de les submerger. Et tout ce beau roman est ainsi fait des digues inopérantes et contre-productives que ces êtres naïfs et loyaux s’efforcent pourtant de dresser contre le malheur, à leur détriment. Et on en revient aussi à cette anomie qui les empêche de distinguer la vérité du mensonge, les faits de leur manipulation, l’information de l’embrigadement, dans une bouillie de données que personne ne leur a appris à trier. Et comme les grossiers mensonges de Dirck, la mérule, passent crème, plus c’est gros mieux ça glisse, la désinformation grossière passe pareillement avec les constats les mieux étayés. De fait, il n’y a pas de nuance entre vérité et mensonge, pas plus qu’entre le mal, qui au sens de douleur et de perte peut être l’œuvre d’un être aussi innocent qu’un chien aimé, et le bien porté avec familiarité et fermeté maternaliste par la patronne. En effet, il y a de quoi ne pas s’y retrouver, ne plus arriver à démêler ce qui ressort de l’indifférence avec ses accessoires de courtoisie tactique, de la malveillance avec ses accessoires de séduction tactique, de la bienveillance avec son indécrottable maladresse dépourvue de la moindre tactique. C’est donc un roman d’une noirceur absolue, comme tous ceux de Séverine, mais qui porte à ses personnages, et particulièrement aux enfants et aux adolescents, et à ce qui d’eux survit dans les adultes vaincus, une attention si tendre et délicate qu’il en sourd une matière solaire. Comme le précédent, Les mauvaises, nous avait laissés avec le joyau indestructible de la belle amitié entre les trois enfants, et comme rien de ce qui a existé ne disparaîtra, au bout du compte, on emporte l’amitié merveilleuse de Robinson et Jeannette, même si elle est détruite, amitié qui est comme l’héritage, la continuité de celle qui unissait Éric et Blandine, leur père et mère, et n’a pas, elle, complètement disparu. On emporte la détermination sans faille de Jeannette, à la poursuite du crocodile Éléonore, Jeannette qui veut en finir avec l’affreuse passivité du monde et en finira, consciente de la fin de non-recevoir pleine de haine qu’adresse l’humanité à sa part la plus consciente et la plus sincère, sous forme de flétrissure et de basses insultes. Comme Blandine, Jeannette dessine, puis écrit, et ce qu’elle écrit ne sera pas perdu pour tout le monde, trouvant peut-être, par la fortune douteuse d’un médium pourri, des lecteurs éblouis. Le roman commence au chapitre dix, car nous prenons, comme toujours, l’histoire en route, mais sans doute est-il bon, pour une fois, de le rappeler, et s’achève sur un manifeste clôturant le récit, sinon l’histoire, après le chapitre quinze, par un constat débouchant sur une question. Entre les deux, l’impuissance et la beauté.
« .. Le père et le fils mangent sans se parler. Robinson a emporté son téléphone portable, depuis peu il s’en sert pour filmer. Il n’a pas dit à Éric que jamais il ne tuera un animal sauvage ; que c’est rigoureusement impossible ; qu’il aurait l’impression de massacrer la grâce, ou la liberté, ou la nature, enfin quelque chose de pas entièrement nommé qu’il pressent essentiel. Il ne lui a pas dit non plus qu’à la demande de Jeannette, et bien qu’elle ait deux ans de moins que lui, il lui a déjà appris à se servir du fusil, à tirer. Ils sont tous les deux très adroits, mais Robinson a commencé à feindre, quand il s’entraîne avec Éric, la maladresse, l’inexactitude. Il ne tuera aucun animal mais il ne peut pas lui dire, alors il fera semblant de les rater, et le lien entre eux se maintiendra ainsi… »
Lonnie
Jeannette et le crocodile, Séverine Chevalier, Ed. La Manufacture de livres, 2022
Photo © Gina Cubeles 2022