En Mandchourie, au début des années trente, la joueuse de go, Chinoise Mandchoue bientôt âgée de seize ans, se débarrasse du cousin qui lui a appris à jouer en le battant à plates coutures. Lui ayant appris le jeu alors qu’elle avait quatre ans et lui huit, il désirait, le temps ayant passé, unir leurs deux vies. Mais il répugne à la jeune fille. Elle lui trouve l’allure peu ragoûtante d’un vieillard, et le monde des adultes lui fait peur. Elle est encore lycéenne. Alors, son cousin amoureux transi parti pour toujours peut-être, elle ressent une poignante nostalgie et retourne à la place des Mille Vents, où elle est la seule fille à être admise depuis qu’elle a gagné pour son cousin, autrefois, une partie.
Au même moment, un jeune Japonais quitte sa famille pour aller combattre sur le front de Mandchourie. Il est à peine plus âgé qu’elle, et dès le début de son voyage il est confronté à la mort violente, au froid, à la peur, dès le début il veut être digne de sa lignée et de sa patrie héroïque. Sa mère, effondrée au moment des adieux, lui a pourtant dit « Entre la lâcheté et la mort, choisis sans hésiter la mort ! »
Tandis que les filles chinoises sont écartelées entre leur désir d’indépendance et l’impitoyable rigidité d’une société séculaire bousculée dans ses traditions, la résistance communiste s’étend, la guerre s’infiltre dans tous les milieux, partout. Le jeune officier japonais ne vit que par elle, il a une passion pour la mort. La joueuse de go vit son adolescence dans ce chaos. Tous deux se nourrissent aussi d’amour : le soldat avec les putes et la joueuse avec son amant jaloux d’un autre. Mais jamais elle n’abandonne la place des Mille Vents, où « Les damiers gravés sur les tables de granit, après des milliers de parties, sont devenus visages, pensées, prières. »
La guerre, à cette période de l’Histoire, est ainsi chroniquée par ce duo d’abord parallèle mais qui finit par se rejoindre. Traîtrises, désenchantement, déception, les deux jeunes gens expérimentent, outre la violence débridée de l’époque, une entrée brutale dans l’âge adulte. Le jeune soldat est obsédé par sa mort glorieuse. La joueuse de go, échaudée par l’opacité des relations, la douleur de la perte, la trahison, se ressource dans la pureté mathématique du jeu. Autour d’elle sombrent les jeunes femmes, dans la séduction ambitieuse ou la tradition, mais pas elle. « Je n’ai plus peur des fantômes. Cette nuit, Min et Tang ont regagné leurs sépulcre. Qu’ils y dorment en paix ! Je suis une autre femme et porte mon nom comme une cigale la réminiscence de la terre où elle sommeillait avant sa métamorphose. Je n’ai plus peur de rien. Cette existence n’est qu’une partie de go ! »
Le capitaine du jeune homme l’envoie en espion place des Mille Vents, persuadé qu’il s’agit d’un nid de sédition. Étonné de la présence de cette jeune Chinoise, il se lance avec elle dans une partie de go, de plus en plus subjugué. Cette mission le distrait des habituelles boucheries, il relève sur son apparence extraordinairement changeante les états d’âme violents reflétant les épreuves qu’elle traverse. La Chinoise d’abord éveille sa curiosité, puis un désir furieux qu’il refoule, de l’admiration aussi, car c’est une joueuse redoutable. leurs échanges ressemblent non seulement à un duel retors, mais aussi à une exploration complexe, tâtonnante, un dialogue muet où même leurs regards se croisent rarement. Ils ignorent tout l’un de l’autre. La joueuse de go ne devine pourtant pas la férocité de son adversaire, pas plus qu’il ne soupçonne sa bravoure. Leur rapport est du début à la fin un malentendu, mais aussi une rencontre intense et profonde.
Les deux personnages principaux ne portent pas de nom pendant la quasi totalité du roman. Cela ne change rien à leur épaisseur, aux convulsions de leurs états d’âme. Leurs voix alternent dans le récit avec une régularité de balancier, et parfois on se prend à les confondre, bien qu’elles témoignent de réalités totalement différentes. On les sent pareillement pris en otage par l’Histoire et se débattant comme de brillantes phalènes dans une même toile fatale qui couvre les continents. La joueuse de go aime deux hommes, elle perdra l’un, l’autre la perdra. Dans le flot de réfugiés qui fuit les combats, elle refuse pourtant d’aliéner son destin. L’officier japonais erre de bordel en bordel, incapable de désirer les femmes pour lesquelles il ressent de la tendresse et de l’amour, et pareillement incapable d’aimer celles qu’il désire. Il semble que la mort doive être sa seule amante, vers laquelle il s’élève tel Icare. Ce tropisme morbide est né en lui à l’occasion d’un tremblement de terre qui a englouti d’un coup son enfance.
Durant un moment suspendu dans une bulle d’éternité, le hasard fait s’affronter les deux inconnus en une interminable partie de go. L’officier parle le pékinois, mais avec un accent particulier. Si la joueuse ne lui pose aucune question, on saura qu’elle a méticuleusement étudié son jeu, dessiné une véritable cartographie de son âme.
Le style est frais, direct, lyrique et sensoriel, il décrit dans les moindres détails le temps, le décor, les êtres et leurs sentiments, si bien qu’on s’immerge complètement dans l’histoire. Ainsi quand on apprend que l’étrange fascination de l’officier japonais pour sa Chinoise pourrait venir de loin :
« Une Pékinoise avait suivi son mari étudiant à Tokyo. L’homme mourut d’un cancer, la laissant seule au monde avec un nouveau-né. Parlant trois mots de japonais, sans argent, elle frappa à toutes les portes pour solliciter un emploi. Mère l’engagea comme nourrice. Ce fut un don envoyé par le Bouddha. Mes parents, comme tous les parents du Japon, m’avaient élevé avec une implacable sévérité. Au moindre écart, je recevais une paire de gifles. Les joues en feu, les larmes aux yeux, le cœur meurtri, je me précipitais dans les bras de ma Chinoise qui pleurait mon malheur. Pour effacer ma douleur, elle m’étreignait et me contait les légendes de son pays. Le chinois fut ma langue de rêve et de consolation. »
Le chaos meurtrier couvre les deux jeunes vies de gravats et de sang, jusqu’à l’apothéose finale, lorsqu’il leur est brièvement donné de se retrouver après le départ au front de l’un, la fuite de l’autre. Et le livre s’achève alors comme un décor bascule.
Lonnie
La joueuse de go de Shan Sa, Grasset 2001
Illustration © Adèle O’Longh