La Loi du marcheur
au théâtre de la Bastille

La Loi du marcheur est une confession magnifique qu’a faite Serge Daney à Régis Debray, devant la caméra de Pierre-André Boutang en 1992. Se sachant condamné à brève échéance par le sida il a voulu transmettre sa profession de foi dans le cinéma. L’ensemble a été édité ensuite en gardant la forme originelle du langage parlé. Nicolas Bouchaud a repris le flambeau en 2010 dans une adresse théâtrale magistrale reprise plusieurs fois, et qui n’a pas pris une ride.
Insaisissable, hors cadre, enfantin et mélancolique, le critique des Cahiers du cinéma était passionnant à écouter avec ses associations d’idées en boucle. Il nous renvoyait à ce que le cinéma éveillait en nous, au spectateur que nous étions. Le comédien conserve l’adresse juvénile, mélancolie en moins, lui qui attache une grande importance au dialogue avec le public. Comme une toile à la Hooper, un écran blanc décroché du mur barre l’espace devant lequel un homme assis nous regarde en silence. Pensif, contemplatif, il réfléchit le moindre de nos gestes. Nos mimiques traversent le quatrième mur jusqu’à lui et nous reviennent tel le service au tennis, ça joue et on se renvoie la balle. Les spectateurs se font interlocuteurs d’un comédien qui désire leur montrer quelque chose. Le dialogue se poursuivra plus tard avec un questionnaire de Proust à chacun adressé « les films formidables qu’on a vus plusieurs fois ? les films vus dans l’enfance qu’on n’arrive pas à oublier ? « , les « films idiots à raconter et bouleversants à voir », les « films que tout le monde a aimés, sauf moi ». Qu’auriez-vous dit ?
Enfance de l’art et cinéma de l’enfance, ce spectacle nous parle comme la promesse d’un temps à soi avec les cow-boys de Rio Bravo qui sortent littéralement de l’écran. L’ombre projetée du comédien se détache de la feuille blanche et donne la réplique aux héros du film de Howard Hughes, John Wayne/ Nicolas Bouchaud se profile en 3 D dans un rond de lumière, les cascades s’enchaînent en direct sur la scène. Quel môme n’a pas à la sortie de ce film marché instinctivement comme John Wayne ou Dean Martin ? Le comédien fait le pitre, en rajoute dans le déhanchement ; le cinéma c’est la lanterne magique. On enchaîne la projection et les commentaires comme dans les bons vieux ciné-clubs, avec des montages cut où la pensée fait des claquettes, boucle la boucle des premières fois, premier film, première chronique aux Cahiers du cinéma, premier voyage à Hollywood ; voyage rime avec visages, partages d’une expérience qui nous renvoie à la nôtre

Aujourd’hui nous sommes plongés dans un monde dominé par l’internet, les réseaux sociaux, les plateformes. La réception des images se privatise et l’expérience collective dans une salle de cinéma ou un théâtre se ringardise. C’est cela que pointait Daney dès les années 1990. En seconde partie un homme-sandwich est traversé par le flux visuel d’une télé avec son avalanche d’informations, sa bouillie d’images et sa vulgarité. Le comédien zappeur interroge le pouvoir de la télévision dans un monde de la consommation et au-delà, notre vision du monde, collés que nous sommes à l’écran des smartphones, indifférents à ce qui se passe autour de nous. Jamais on n’aura autant ressenti que jouer ou être spectateur c’est inventer du temps ensemble, « inventer un temps à soi dans lequel vraiment on puisse vivre ». Exceptionnel !

Sylvie Boursier

La loi du marcheur, au théâtre de la Bastille à Paris, adaptation et jeu de Nicolas Bouchaud, mise en scène, Éric Didry.
Itinéraire d’un ciné-fils – entretien réalisé par Régis Debray en 1992, un film de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin.
Publié aux éditions Jean-Michel Place.

Photo © Brigitte Enguerand