Photo © Adèle O’Longh

La sage-femme
de Katja Kettu

S’agit-il d’un polar, au sens le plus extensif du terme ? Non, probablement pas, même en tirant l’élasticité du terme jusqu’au point de rupture. Il y a pourtant quelques enquêtes, ou plutôt des quêtes entrelacées, et de l’Histoire, de la grande, avec la complexité de laquelle on ne mégote pas : pas question de simplifier la constante folie des hommes. Aucune de ses convulsions ne nous sera épargnée, aucun de ses caprices sanglants, aucune de ses absurdités. C’est d’abord, démence cardinale, une histoire d’amour qui nous est contée. Dans ce coin du monde qui a largué jusqu’aux lois élémentaires de la physique (“…Il existe un recoin qui ne figure pas sur les cartes. La représentation du littoral reste vierge et blanche, et c’est vers ce blanc que tous les efforts se dirigent maintenant…”), au nord de la Finlande, la sage-femme, sorcière sans pitié mais non sans amour, cherche à conquérir un officier nazi hanté par les milliers de corps qu’il a photographiés lors des opérations menées par les Einsatzgruppen. Ici comme ailleurs, dans les environs du pôle magnétique, décor de toundra et de fjords aussi stable qu’une mer toujours entre gel et tempête, les équilibres bougent, les alliances se font et se défont, la guerre se déplace comme une douleur sur des nerfs à vif. Les mines de nickel, qui rendent les ouvriers malades, sont convoitées par les Russes et par les Allemands, sans parler des Britanniques. Dans le camp de concentration de Titovka, où on pratique des expériences sur des cobayes finnois, russes, skoltes, lapons, se déroule la mystérieuse opération Etable, mais toutes ces activités ne font que couvrir une autre opération bien plus impérieuse et secrète. La haine des Russes reste plus tenace ici que la haine des Allemands, encore que les choses bougent au fil des massacres et des rétorsions. Divers services secrets grouillent autour de cet endroit stratégique. Dans ce chaos où la toundra glisse et se déplace, où les fjords changent de configuration, où le magnétisme donne la danse de saint-Guy aux boussoles, sur un fond incroyablement vibrant et sensuel de lumière et de  végétation polaire, la sage-femme, ange de la mort, victime autant que bourreau, sans vergogne et capable de déplacer les montagnes pour assouvir son désir, raconte en convoquant tous les mythes son histoire qui n’est qu’un fil dans cette toile désastreuse tissée de cupidité, de sadisme, de jalousie, de tactique absurde et de déni. C’est un conte monstrueux aux assises aussi triviales que les mesquineries dont sont étayées les grandes catastrophes historiques. C’est humain, et donc parfaitement inhumain. Mais surtout, ce chaos est orchestré dans une langue qu’on aimerait être capable de lire dans son jus, tant elle est créative, picaresque, souple, riche, puissante et musicale. Katja Kettu chante aussi dans un groupe punk, elle est réalisatrice de films d’animation. On a l’impression que quand elle écrit elle continue à chanter, peindre, diriger, façonner, tant son écriture déborde.

Le roman est polyphonique, il fonctionne en monologues distemporels, si bien qu’on est comme hors de ce temps qui hoquette, recule, fait des bonds de puce ou de vastes enjambées. Le mort, doté d’une vitalité paradoxale et d’une personnalité à triple fond, écrit des lettres à sa fille et à ses commanditaires. Œil-tordu, la sage-femme, invoque, se lamente, maudit et se répand en un chant profane où se mélangent un lyrisme païen digne de saint-François et des emportements rabelaisiens. L’inconsistant officier nazi s’abîme dans toutes les formes de déni, de l’amnésie à la toxicomanie en passant par la fuite élevée au rang d’art majeur. On comprend que c’est la débâcle, mais l’apocalypse n’empêche pas les fourmis de se jalouser, de suivre leurs penchants suicidaires, de s’aimer, entre les sous-marins, les cuirassés et les orgues de Staline, les mines de nickel, les charniers encombrants et les camps de concentration. Vue au ras de terre, par ceux qu’elle n’empêche pas de se soûler les uns des autres, d’imaginer que ce présent puisse accoucher d’un avenir, la guerre fait irrésistiblement penser à la tirade de Macbeth sur la vie : une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. Mais quel rien ! Tout ce qui fait l’art.

Lonnie

La sage-femme de Katja Kettu, Actes Sud 2014

Photo © Adèle O’Longh