C’est le roman d’une vie, celle de Modesta, née en 1900 dans une famille paysanne de Sicile. Une mère illettrée, une sœur handicapée, la misère mais également la lucidité, l’intelligence d’une fillette… et l’Art de la Joie.
Lors d’une nuit d’enfer où elle est violée par son père présumé, Modesta décide que cet acte ne doit pas se répéter. Dans l’urgence, sans s’affoler, elle agit ; une lampe et des flammes… Rescapée de l’incendie, elle se réveille dans l’ambiance feutrée d’un couvent où elle va découvrir les livres, la musique, le savoir, la psychologie des sœurs aussi, leur environnement, et ce qu’elles attendent d’elle.
Excellente élève, Modesta apprend vite et les voies du Seigneur étant impénétrables, elle se retrouve un jour employée dans une maison de la haute société de Catane. Elle s’émerveille ; «La maison n’était pas tout entière en soie, mais presque. Il y avait le bois des portes, des tables, le velours des rideaux. (…) Et après des jours et des jours de cette soie silencieuse qui la faisait glisser de sa chambre au couloir, au jardin, elle osa entrer dans la bibliothèque pour trouver les noms de ces fleurs…Tous les noms étaient en latin. Elle devait les apprendre par cœur. Maintenant, elle avait une occupation : aller de la bibliothèque au jardin, du jardin à la bibliothèque, pour bien les imprimer dans son esprit, tous ces noms difficiles et étranges. »
Encouragée à lire, elle découvre la philosophie avec Diderot, Voltaire, la politique et les idées de Marx. On lui confie les comptes de la maison, la pousse à étudier davantage. « Je suis pauvre… et je dois me rendre forte en lisant et en étudiant, en cherchant en moi et chez les autres la clef pour ne pas succomber. … Je suivais les cours, oui, mais pour ensuite les démonter, les dépouiller et en tirer seulement les idées qui pouvaient me servir. »
Modesta grandit en perspicacité, en compréhension. Quand des peurs remontent du passé, elle les accueille d’un regard tranquille. Pas de mensonge intérieur, pas de leurre. « Il fallait, comme on étudie la grammaire, la musique, étudier les émotions que les autres provoquent en nous… La peur, comme les pensées noires, est une mauvaise herbe puissante et il faut tout de suite se l’arracher du corps. » Elle ne cesse de s’interroger, s’offrant à toutes les expériences pour mieux les disséquer. A son contact, les êtres prennent conscience d’eux-mêmes, s’émancipent et s’épanouissent. Elle donne à chacun la même liberté qu’elle s’accorde à elle-même.
Devenue Princesse Brandiforti, elle apprend à nager, à conduire, à fumer… Dans une Sicile du début du XXe siècle où la femme est supposée rester près des fourneaux, elle se déplace seule en ville et fréquente les salles de spectacle. La maison s’emplit de cris d’enfants. Au fil des pages, la joie se mêle aux discussions qui vont bon train ; livres, théâtre, sciences, musique… Et politique, maintenant qu’apparaissent Mussolini, Hitler, les communistes, les anarchistes, et qu’arrive la guerre. Lorsque l’homosexualité est évoquée, le regard se pose sans jugement. Tout est vécu avec naturel dans ce long récit. L’amour circule entre les êtres, les idées qui affleurent trouvent la juste distance et se libèrent.
Livre intense, lumineux, longtemps refusé par les éditeurs italiens, où s’entremêlent la sensualité, la liberté des corps et des idées, les âmes des vivants et des morts, la connaissance et la politique ; il fallait bien 798 pages pour dérouler un tel roman.
« Raconte Modesta, raconte. »
Élisabeth Dong
L’Art de la Joie de Goliarda Sapienza, éditions Le Tripode 2015 (réédition)
Photo © Pere Farré