Il pleut sur Nantes sans la voix de Barbara, il pleut des bombes en 1943 et une femme slalome entre les blessés, c’est la grand-mère de Christophe Honoré, mémé Kiki, dans la première scène d’un film imaginaire qui ne verra jamais le jour, celui qu’il a tenté de faire pour rassembler les bouts d’une famille ouvrière brisée dont il ne peut ni accepter ni refuser l’héritage car « que veut dire hériter, quand il n’y a ni argent, ni patrimoine, ni belles histoires mais que la défaite d’une famille empoisonnée par la détresse ». C’est finalement le théâtre qui lui permet de réunir trois générations de sa fratrie bretonne dans un décor de cinéma à l’ancienne, porte à hublots, fauteuils rouges élimés et cabine de projectionniste que l’on devine derrière l’écran, pour visionner les rushes de son futur film ; la plupart sont morts par suicide ou accident, ils revivent grâce au réalisateur joué par Youssouf Abi-Ayad, monté à Paris pour devenir cinéaste. Pendant plus de deux heures ils vont éructer des propos parfois racistes et homophobes, s’expliquer, picoler, régler leurs comptes avec cocasserie – « puisque on est tous morts, il est peut-être temps de se parler » – et refuser d’être réduits au rôle qui leur est assigné dans le film.
La mise en scène ouvre de multiples portes, peut-être trop, avec des scènes sur le plateau et hors champ dans la cuisine familiale, dans les pissotières où les hommes se soulagent en se parlant, grâce à l’introduction de séquences filmées et d’albums photos. À la fin apparaît la seule survivante, Marie-Do, la mère du cinéaste, non plus le personnage joué par Julien Honoré frère de Christophe, mais la vraie, assise devant sa table de cuisine. Elle n’ose pas regarder la caméra de son fils, ne parle pas la même langue que lui, un transfuge de classe. Cette surabondance nous perd un peu parfois, avec des répétitions et certains dialogues inaudibles dans les moments d’empoignades, d’apostrophes à la cantonade.
Malgré tout, ce spectacle nous accompagne longtemps après l’avoir vu. La distribution est impeccable chaque comédien donne son maximum avec des passages d’une grande intensité, ainsi le récit par Roger Thimaux, l’oncle dysfonctionnel, de moments de torture en Algérie ; il crie qu’il a tourné la manivelle de la gégène mais violé personne, comment survivre à cela ? La grand-mère, jouée magnifiquement par Marlène Saldana, grille cigarette sur cigarette et régente son monde à distance, râleuse et boudeuse ; c’est un choc de la voir, une bouteille coincée entre les cuisses, renverser le faux sang pour montrer les multiples viols et avortements que les femmes ont subis dans cette famille, elle qui fut battue par son deuxième mari, dont elle a eu huit enfants « six fabriqués en sept ans » ; un grand moment également, l’initiation aux postures viriles de Christophe, habillé en costume de torero par son grand-père d’origine espagnol sur une musique de tango. Une mention spéciale à Jean-Charles Clichet oncle patelin qui tente envers et contre tout de maintenir l’unité familiale après tant de tragédies révélées devant nous. On découvre son secret lors d’un monologue parlé chanté sur l’air de l’équipe à Jojo de Jo Dassin « on rêvait d’une longu’ vie et on est morts à Carquefou […] même pour 100 billets on n’aurait pas déménagé […] on était tous fous, qu’est-ce que ça gueulait mais qu’est – ce qu’on était bien. » Pour la première fois sur scène Chiara Mastroianni joue Claudie, la tante pudique et effacée, celle que la famille cache parce qu’elle est « fragile » et qui finira défenestrée par trop de désespoir.
S’il fallait un argument de plus pour voir Le ciel de Nantes, c’est sa portée sociologique même si Christophe Honoré s’en défend pour mettre en avant les liens complexes intra familiaux. Sa démarche est effectivement différente de celle de Didier Eribon dans Retour à Reims, qui décrivait sa visite dans la maison familiale en analysant les déterminismes sociaux subis par ses proches. On pense plutôt à Jean-Luc Lagarce dans Juste la fin du monde qui voit le protagoniste revenir au sein de sa famille pour l’informer de sa mort prochaine. Sa venue déclenchait un retour de ce qui a été, ceux qui ont été et qui sont destinés à revenir car le passé ne passe pas, nous sommes condamnés à négocier avec des fantômes, à les imaginer « J’ai voulu vous revoir, dit Christophe, j’ai cru que je pouvais vous revoir […] maintenant je ne sais plus si ma vie a vraiment croisé votre vie ou bien si je n’ai pas tout inventé […] Je n’ai pas besoin d’une histoire, j’ai besoin de vous… ». Comment écrire sur sa famille, lui donner la parole quand on a l’impression de l’avoir trahie par amour des livres, du cinéma, du théâtre auxquels elle n’a jamais eu accès ? « T’as honte, dit l’oncle Jacques, parce que le HLM de Mémé, le foot, la cafétéria du Leclerc […] tout ça c’est pas assez chic pour faire un film. » Ce sont les perdants des trente glorieuses et ils le savent.
Ceux qui ont quitté la province pour devenir quelqu’un, inventer leur vie se reconnaîtront dans ce personnage de réalisateur parisien, ancien fidèle du ciné-club de Nantes et du stade de la Beaujoire, dont les pièces seront jouées à la Comédie-Française. Jacques Demy filmait le monde comme un théâtre à ciel ouvert, Christophe Honoré signe son « retour à Nantes » le long d’un plan séquence depuis 1940 jusqu’à aujourd’hui en passant par le traumatisme algérien, l’exil des républicains espagnols sous Franco, la violence faite aux femmes, les chansons de Sheila et de Lou Reed, les films de la Nouvelle Vague, comme une Nuit Américaine sur la scène de l’Odéon.
Sylvie Boursier
Le ciel de Nantes, texte et mise en scène de Christophe Honoré du 08 mars au 03 avril au théâtre de l’Odéon, tournée à prévoir, éditions les Solitaires Intempestifs, 2021.
Retour à Reims de Didier Eribon, préface d’Edouard Louis, Flammarion 2018.
Juste la fin du monde de Jean Luc Lagarce, les Solitaires intempestifs 2016.
Photo © Jean Louis Fernandez