Dans le Phédon de Platon, Socrate rappelle que « la misanthropie apparaît quand, mettant toute sa confiance en quelqu’un […], on découvre un peu plus tard qu’il est mauvais ». Alors, la haine d’un seul s’étend à tous. Bruscon, le personnage central du Faiseur de théâtre, est un atrabilaire, comme peut l’être l’auteur lui-même. L’atrabile, c’est la bile noire, la mélancolie… un état dépressif. Il poursuit un idéal artistique et se voit contraint de jouer au milieu des cochons et des odeurs de boudin, dans une auberge sordide où un portrait d’Hitler est accroché.
On retrouve chez Bruscon la violence et le dégoût du monde de beaucoup de personnages de Thomas Bernhard ; comme Reger des Maîtres anciens ou Minetti. Écrire, jouer, se mettre en scène est la seule manière pour l’auteur de vivre dans cette Autriche qu’il exècre. Le dramaturge s’identifie à son personnage, artiste pitoyable qui se produit face à des ignares, lui qui disait « J’ai toujours écrit pour des comédiens, jamais pour un public car je n’écris pas pour des idiots […] Le public est l’ennemi de l’esprit, c’est la raison pour laquelle je me contrefiche de lui […] Il est et doit rester mon ennemi. »
On retrouve dans Le Faiseur de théâtre la mécanique d’écriture de l’auteur, avec des logorrhées du personnage principal qui repasse en boucle ses obsessions, et des cycles paroxystiques ponctués de brèves interventions de personnages secondaires. Le rythme est haché, avec des incises, des coupures musicales, ainsi qu’une récurrence du thème symphonique principal. Cette versification syncopée est caractéristique des œuvres théâtrales de l’auteur ; ici le souffle s’apparente presque à une partition chantée qui enchaîne les lignes brèves ou longues, staccato, ellipses, un véritable défi pour les comédiens. Les dialogues sont hilarants :
« L’hôtelier : Aujourd’hui, c’est le jour du boudin.
Bruscon : Le jour du boudin, cela a-t-il une signification ?
L’hôtelier : Ce jour là, on fait le boudin. […] Un jour sur deux est un jour de saucisses.
Bruscon : Un destin de tenancier, il n’y a rien de plus tragique que le destin de tenancier, un tenancier […] est un malheur. »
Thomas Bernhard n’épargne pas ses personnages, même s’il leur manifeste une certaine sympathie. Minetti se suicide au bord de la mer à Ostende, comme le père de l’auteur, après avoir attendu en vain un directeur de théâtre pour le rôle du Roi Lear. Bruscon se retrouve face à une salle vide, au milieu des grognements de cochons ; les spectateurs ayant déserté le théâtre au dernier moment pour se joindre aux badauds attroupés devant un presbytère en flammes.
Les rôles de Minetti et de Bruscon ont donné lieu à des partitions magnifiques de Michel Piccoli, André Marcon et Serge Merlin notamment. Ils offrent à un comédien l’occasion de « jouer son propre échec », selon l’heureuse expression d’André Engels. Ce n’est pas le moindre paradoxe du théâtre que cette fragilité soit aussi sa plus grande force pour interpréter un rôle sans ficelles préétablies.
Bruscon et Minetti sont de vraies teignes, des imprécateurs, ils n’ont que crachats pour le monde réel, des « poseurs de pièges ». Ils soulèvent en même temps des questions essentielles. C’est du théâtre au carré, des pièces-miroir, cruelles métaphores de la condition humaine. Quelle place notre société, si efficiente, si connectée, peut-elle laisser à la scène ? Aujourd’hui menacée, elle reste un lieu de vérité, faisant fi de tout réalisme. Sans les artistes, les hommes mourraient d’une grande solitude de l’esprit.
Merci à tous les faiseurs ridicules, albatros échoués dans des auberges au fin fond de pays improbables.
Sylvie Boursier
Le Faiseur de théâtre de Thomas Bernhard, éditions de l’Arche 1986.
Maitres anciens, de Thomas Bernhard, Gallimard 1988.
Minetti, de Thomas Bernhard, éditions de l’Arche 1983.
Photo © Fabien Cavacas