Avec Buster, Mathieu Bauer, directeur du Nouveau Théâtre de Montreuil, nous invite à vivre une projection, telle qu’elle pouvait se dérouler avant l’arrivée du parlant. Le cinématographe se composait d’images mobiles et d’intertitres, plus communément appelés cartons par la suite. Ces cartons servaient soit de dialogues, soit d’explications, ou encore permettaient de spécifier l’endroit, le temps de l’action et de qualifier les personnages du film. Les séances étaient loin d’être silencieuses, bruitage, orchestre et bonimenteur accompagnaient la projection, ces derniers commentaient l’image, prêtaient leurs voix aux acteurs, révélaient leurs pensées, leurs sentiments.
Mathieu Bauer signe la mise en scène d’un spectacle hybride, ciné concert circassien en hommage au génial maître du burlesque, Buster Keaton, avec au centre la projection de la Croisière du Navigateur. Un écran géant se déploie en fond de plateau, à gauche un fildefériste évolue sur une sorte de tyrolienne, rappelant combien le grand Buster a été un enfant de la balle, élevé par des parents acrobates. Un orchestre de quatre musiciens dont Mathieu Bauer lui-même, occupe la fosse au premier plan. Enfin un exégète, Stéphane Goudet, directeur du cinéma Le Mélies à Montreuil se tient en embuscade et commente les images à certains moments pour souligner l’extraordinaire maîtrise de l’espace d’un cinéaste géomètre, l’homme aux prises avec des machines dadaïstes, la compression du temps et de l’espace. Il ne le fait pas en expert du cinéma mais en véritable amoureux du burlesque et on est ému de le voir rire à l’unisson du public, dont de nombreux enfants présents dans la salle, des gags de l’homme qui ne sourit jamais.
L’histoire est limpide : une romance entre deux jeunes gens qui se retrouvent seuls au monde sur un bateau à la dérive et dont le baiser final, tant attendu, sera compromis par une série de vents contraires. A l’origine chacun se croit seul sur le pont ; une course-poursuite digne des autos tamponneuses les voit entrer en collision comme sur une piste de circuit 24. Les deux personnages affrontent la machinerie du bateau et rivalisent d’invention pour arriver avec tout un système de poulies à faire cuire des œufs à la coque dans une cuve conçue pour 1000 personnes. Une scène d’anthologie plonge littéralement Rollo le héros sous l’eau complètement étouffé par son scaphandre. Sa compagne accomplit ce que Gilles Deleuze a appelé la plus grande scène d’accouchement de l’histoire du cinéma : « elle le prend, dit-il, entre ses jambes pour assurer sa prise, elle arrive enfin à ouvrir d’un coup de couteau le costume, d’où s’échappe un torrent d’eau. Jamais une image n’a aussi bien rendu la métaphore violente d’un accouchement, avec césarienne et explosion de la poche des eaux ». Suite à l’attaque d’une tribu autochtone, nos héros sont perdus, seule une petite bouée qui fait des ronds dans l’eau rappelle leur existence.
Stéphane Goudet ne peut s’empêcher d’y voir les prémices de la chute du cinéaste qui réalisera ensuite seulement deux films aux titres évocateurs le Cameraman et Le figurant. L’arrivée du parlant sonnera le glas de Buster Keaton qui sombrera dans l’alcool et la dépression, oublié de l’industrie cinématographique.
Merci à Mathieu Bauer de ce rendez-vous magique et si vous aussi, vous n’avez pas oublié les batailles navales de votre enfance, courez retrouver ce poète de génie qui déclarait : « je souhaiterais être mis en terre avec un jeu de cartes et un chapelet afin d’être prêt à toute éventualité… ».
Sylvie Boursier
Buster, mise en scène de Mathieu Bauer, création au Nouveau Théâtre de Montreuil du 16 septembre au 09 octobre 2021, représentations du 16 au 18 déc. 2021 sur la scène nationale de Brive-Tulle, tournée 2022 à prévoir.
La Croisière du Navigateur, film de Donald Crisp et Buster Keaton, 1924.