Au commencement était le verbe d’un gisant squelettique (Alain Lenglet) accroché à l’épave d’un navire démâté qui flotte au gré des courants. Sa parole s’élève vers les particules marines en suspension, dans la force des clairs-obscurs, vers un ciel à peine plus lumineux et extrêmement lourd lorsqu’il prophétise le destin de Rodrigue et Prouhèze enchaînés à leur amour inassouvi. Prouhèse, délestée d’un de ses souliers, boitera, et ne pourra faire un pas dans l’existence sans être protégée contre elle-même par ce handicap. Elle donnera ce qu’elle n’a pas à un homme qui n’en veut pas, le véritable amour n’est que rencontre manquée selon Lacan et Claudel, un mystère qui creuse le désir et crucifie les hommes. Rodrigue perdra une jambe au combat et, défait, trouvera la voie d’une rédemption possible.
Autour du couple boiteux, sur l’immensité des mondes, l’imagination de Claudel a semé un XVIe siècle foisonnant de figures épisodiques, grammairiens ou conquistadors, jésuites et pêcheurs, hauts dignitaires espagnols ou religieuses, actrices manipulées, peintres japonais ou Chinois et cavaliers.
Le Soulier de Satin charrie des moments comiques, mystiques, tragiques, élégiaques et charnels, illumination délirante ou poème ? un peu tout probablement. Irréductible à l’assignation, cousue de virages stylistiques inattendus, la langue boiteuse de Claudel file en claudiquant, appelle l’incarnation, l’affrontement des corps avec les mots, pour échapper à l’hermétisme.
Magistralement dirigée par Éric Ruf, la troupe de la Comédie Française relève brillamment ce défi. Elle donne sensualité, fluidité, simplicité et ferveur sans esprit de sérieux à l’épopée claudélienne. La salle chauffée par l’évènement exceptionnel frissonne du murmure des comédiens si proches du public dans l’excitation du début d’après-midi. L’action se met en place dans une ambiance de foire, sur quatre journées, trente années dans la vie des personnages que l’on verra vieillir sous la voûte céleste tapissée d’étoiles. Vingt-deux comédiens et musiciens incarneront soixante-dix personnages, puissants un jour, hallebardiers le lendemain, silhouettes à la Bruegel le troisième.
On passe allègrement de la farce la plus truculente au tragique mesurant ce qui nous reste de l’enfance, cette incroyable faculté d’être éblouis. De grandes maquettes en bois sont déplacées à vue sur l’étendue de la mer (l’invincible armada espagnole), Prouhèze s’élève sur une balancelle dans l’azur et nage en plein ciel au milieu des flots, on rit du clownesque Annoncier (Serge Bagdassarian) désacralisant la boîte à musique de Vincent Leterne au piano, Merel Junge à la trompette et Aurelia Bonaque Ferrat au violon, comme s’il désossait un jouet.
Conformément aux vœux de l’auteur, les comédiens voyagent léger, dans un décor dépouillé élargi à un immense ruban noir (la rampe) sur toute la longueur de la salle, ligne de partage des eaux, frontière entre le visible et l’invisible. La scène laisse voir les machineries du théâtre, cintres, coulisses et toiles peintes, habituellement cachées, comme une salle des machines, un provisoire improvisé dans l’enthousiasme. « Pas de grand théâtre sans un espace qui « fout le camp », disait Roland Barthes, pas de tension tragique sans cette aire fragile dont les entours basculent ailleurs, se retournent de toutes parts comme un ourlet défait ». Éric Ruf a parfaitement retenu la leçon.
Il offre un Claudel populaire, baroque, parfaitement limpide jusque dans ses incohérences, un plaisir des yeux et de l’ouïe où chaque élément crée le merveilleux : la chevelure de Prouhèze soulevée par la brise, la voile orangée du bateau au loin, les grisés des marines, les regards intrépides des jeunes filles, Doña Musique (Edith Proust) et Sept-Epées (Suliane Brahim), les vagues qu’on entend battre régulièrement le flanc du navire. Le texte surgit au milieu, comme si tout n’était là que pour l’exalter et le verbe se fait chair par la voix envoûtante de Didier Sandre, la lumière ourle l’aplat d’une main, creuse l’espace, s’estompe et se décompose en parcelles colorées, du concret à l’abstrait, du signe à la présence, de l’immanence à la transcendance. Seuls les costumes somptueux de Christian Lacroix échappent au dénuement général, Florence Viala, Ménine en robe d’apparat, a l’abattage fou d’une princesse du Siècle d’or.
Marina Hands (Prouhèze) exulte, au bord de l’évanouissement dans son combat avec l’ange (étonnant Sefa Yeboah), absente comme une étoffe déchirée dans les bras de Rodrigue, Pietà sacrificielle sous le joug de Camille, double noir de Rodrigue, remarquable Christophe Montenez qui donne à ce rôle une profondeur névrotique.
Laurent Stocker campe un Don Balthazar Montgolfière d’une douceur empathique suicidaire et un roi d’Espagne matois jusqu’au bout des ongles.
Baptiste Chabauty, fascine en Rodrigue ivre de posséder l’univers faute de posséder Prouhèze et porte sur ses épaules la quatrième journée en vieillard amputé d’une jambe, moqué par les soldats, vendu comme esclave qui donne une leçon d’universalisme au monde. Que reste-t-il quand tout a été consumé ? cette démarche boiteuse avec un seul soulier. L’idéal serait la paire mais elle n’existe pas, la quête de Rodrigue est aussi la nôtre, difficile est le chemin vers la sublimation.
Salle Richelieu vous embarquerez pour une folle journée théâtrale. L’eau sera omniprésente comme un passage, un espoir ou un danger, tantôt élément du décor, tantôt suggérée par les acteurs. À l’entracte vous prendrez l’air sur le pont et lors des escales vous ne quitterez jamais vraiment le bateau, communiant avec un équipage en état de grâce. Qu’ils aient une couronne sur la tête, un sceptre, un habit d’or ou une blouse de paria le vrai combat des comédiens est la joie, joyeux nous le fûmes et heureux aussi de cette fête en partage.
Sylvie Boursier
Photo @ Jean-Louis Fernandez
Le Soulier de Satin, version scénique, mise en scène et scénographie d’Éric Ruf, jusqu’au 13 avril 2025.
La pièce est montée en intégralité à la Comédie-Française, salle Richelieu, horaire exceptionnel de 15h à 23h30, avec deux entractes et une pause de 18h30 à 20h.
Ouverture des ventes en janvier pour les représentations de mars et avril 2025.