Illustration © Adèle O’Longh

Leçons de chimie
La brillante destinée d’Elizabeth Zott
de Bonnie Garmus

Ce roman réalise l’exploit d’être à la fois un brûlot féministe, un mélodrame sans pudeur et un conte de fées décomplexé. Je vois sur la 4e de couverture que le critique du Parisien compare Bonnie Garmus à John Irving. Sur l’écriture simple, directe et sans effets et les péripéties rocambolesques, c’est assez juste. Bonnie Garmus ne craint pas de mettre en scène une chimiste douée et pince-sans-rire d’une franchise d’autiste, son amoureux, chimiste renommé, leur petite fille surdouée et le chien gigantesque, nommé six-trente, auquel elle apprend plus de mots que théoriquement son espèce ne peut en comprendre. Mad, la petite, est ainsi nommée parce que sa mère croit, au moment où on l’interroge sur le nom qu’elle veut donner à son bébé, qu’on lui demande comment elle se sent, et elle répond « folle ». Le même type de quiproquo préside au baptême du chien. Elizabeth Zott et Calvin Evans, les deux chimistes passionnés, sont tous deux des gosses cabossés aux enfances horribles, et ils ont en commun un anticonformisme viscéral, toutefois plus marqué chez Elizabeth. Elle restera seule avec le dernier cadeau de Calvin dans le ventre, et le clébard extralucide qui finit par avoir plus de vocabulaire que la moyenne des humains. Calvin était docteur et régulièrement nominé pour le Nobel de chimie, tandis qu’Elizabeth passe les deux tiers de son existence de scientifique à se faire voler ses travaux, à subir le sexisme invasif de ses supérieurs et collègues et à se faire traiter de tout ce qu’elle n’est pas (idiote, hypersexuelle et cupide). Elle n’a pas son doctorat pour des raisons qui doivent tout à la misogynie et rien à son incompétence. Elle a une idée très précise de ce qu’elle est (une chimiste) et de la place à laquelle elle a droit. Elle sera portée au pinacle dans un tout autre domaine, qui lui permettra pourtant de manifester à grande échelle ses convictions féministes et son prosélytisme scientifique.

C’est un roman tonique, invraisemblable et réjouissant, qui multiplie les séquences coup de poing comme dans un vaudeville. Il y a des drames affreux, des rétablissements qui défient l’entendement, et si quelques personnages sont dépeints avec tendresse, avec tous les défauts qui les rendent attachants, la société états-unienne des années 50-60 y est décrite comme l’empire du philistinisme, de la bigoterie et de la brutalité. Les ménagères cloîtrées entre burn-out et ennui qui voient Elizabeth débouler dans leur foyer aux heures creuses de l’après-midi apparaissent comme des otages au bord de l’inanition psychique et mentale. Ranimées par ce flot d’arguments féministes entrelardant des formules chimiques, le tout dans un cours de cuisine, elles se plongent avec passion dans une réappropriation de leur personne ainsi que de l’avenir et du présent.

« Voilà, déclara-t-elle en inclinant de nouveau la sauteuse devant la caméra. Et maintenant, qu’avons-nous obtenu ? Un mélange, qui est une combinaison de deux ou plusieurs substances pures, dans lequel chaque substance conserve ses propriétés chimiques individuelles. Dans le cas de notre tourte au poulet, remarquez comment les carottes, les pois, les oignons et le céleri sont mélangés tout en restant des entités distinctes. Pensez-y. Une tourte au poulet réussie est comme une société qui fonctionne à un niveau très efficace. Appelez ça la Suède. Ici, chaque légume a sa place. Aucun produit ne prend le pas sur un autre. Et lorsque vous ajoutez les épices – ail, thym, poivre et chlorure de sodium – vous créez une saveur qui non seulement met en valeur la texture de chaque substance mais en contrebalance l’acidité. Résultat ? Des garderies subventionnées. « 

Ayant toujours refusé d’épouser son brillant amoureux, Elizabeth perd beaucoup de leurs recherches communes, toute considération, tout droit, et se retrouve immédiatement foutue dehors de l’institut de recherche où ils officiaient tous les deux, en attendant de devenir fille-mère, destin encore infamant dans les États-Unis de la fin des années cinquante et du début des années soixante. Mais s’il est quelqu’un qui est capable de rebondir, en dépit du chagrin définitif d’avoir perdu Calvin, de la difficulté pour une femme brillante et inflexible de se faire une place au soleil, et d’une dépression réactive à tous les obstacles et les trahisons qu’elle rencontre, c’est bien Elizabeth Zott.

Et on se fout un peu du manque totale de crédibilité du bouquin, non quant au sort contraire à Elizabeth, mais quant à celui qui plusieurs fois lui est magiquement favorable. Tout comme on apprécie l’inénarrable six-trente et la miraculeuse Madeline. C’est un conte de fées qui se lit d’une traite et remonte le moral. On en a un peu besoin en ce moment.

Je regarde quelques articles sur Bonnie Garmus et je m’aperçois que c’est son premier bouquin, et qu’elle est née en 57. Refusé par je ne sais combien d’éditeurs, il a fini par atterrir au bon endroit, a connu un succès fulgurant (plus de 4 millions d’exemplaires) et est désormais traduit dans plusieurs langues et diffusé dans 42 pays. Il a donné lieu à une série TV à succès. Une percée tout à fait Zottienne, miraculeuse, même si Bonnie Garmus n’était pas une obscure laborantine comme son héroïne injustement reléguée, mais une universitaire aisée.

Lonnie

Leçons de chimie, La brillante destinée d’Elizabeth Zott, Bonnie Garmus, traduit de l’anglais (USA) par Christel Gaillard-Paris, Ed. Robert Laffont, 2022

Illustration © Adèle O’Longh