La première surprise avec ce roman, c’est de se retrouver en Albanie à la fin des années 1970, alors que la dictature d’Enver Hodja tabasse les uns et assure aux autres des lendemains qui chantent. La deuxième surprise, c’est d’être avec des gosses, des gamins de dix ans du même quartier qui font des bêtises ensemble, des bêtises qui laissent deviner les hommes qu’ils seront plus tard, des gamins qui nouent des relations fortes même si certains se détestent. Le roman raconte ce qu’ils deviennent, des adolescents puis des hommes (peu de filles dans ce roman, à part la magnifique Rina dont on espère qu’elle va réussir à être heureuse), alors que l’univers radieux se déchire et que le socialisme prolétarien s’efface devant le libéralisme de la grande truanderie.
Ce que ces garçons sont devenus plus tard, on le comprend peu à peu à travers le récit principal mais aussi avec le récit alterné qui se passe en 2017, lorsque l’un d’eux revient au pays avec des intentions clairement inamicales.
« Vingt-cinq ans plus tard, je déambule au hasard dans les rues que je ne reconnais plus. Malgré la peine, malgré la rage et malgré l’exil, mon cœur n’a pas un seul instant cessé de brûler d’amour et de tendresse pour ma ville, pour les plaines verdoyantes et riches qui s’étendent au pied de nos montagnes. Toujours, la musique rythmée de notre langue m’a manqué. Il n’est pas une journée où un détail ne vienne me chuchoter la légende discrète des miens. »
Le roman devient graduellement de plus en plus trash, Danquigny nous maltraite avec des événements horribles qui marquent la décomposition de la dictature socialisante et la déchéance du personnage principal, un gars pourtant malin qui se laisse emporter par le banditisme tout en rêvant de partir en France sitôt qu’il aura amassé suffisamment de pognon, c’est-à-dire après le prochain gros coup.
L’écriture de Danquigny est précise, évocatrice, les personnages attachants ou effrayants, les descriptions montrent un pays magnifique, des traditions fortes, des ambiances chaleureuses, avec le poids de la tradition, de la famille, mais aussi des scènes dures qui reflètent la tension que fait régner la dictature.
« La porte s’ouvrit brusquement sur un homme aux épaules larges, sanglé de cuir dans son uniforme de sous-officier. Rasé de près, la moustache soignée, les yeux cernés, je mis quelques secondes à reconnaître Nesti. La plupart des autres clients ne virent que l’uniforme et se rappelèrent brusquement qu’une corvée quelconque les attendait quelque part, n’importe où. Nesti laissa au café le temps de se vider puis tira un tabouret pour venir s’asseoir à côté de moi.
– Sers-nous à boire, Gjergj.
Le tenancier posa trois verres propres sur le comptoir et sortit d’un petit placard un flacon plein d’un liquide aux reflets verts.
Nesti leva son verre vers nous et but en silence. Sa main tremblait. Il fit signe à Gjergj de le resservir.
– C’est du bon raki. Mani, hein ?
– Oui, c’est un cousin de Boboshticë qui le distille avec les mûres de son verger. Le plus pur que j’aie.
Nesti hocha la tête et alluma une cigarette. Il contempla les volutes de fumée quelques instants puis, sans nous regarder, murmura.
– Ils l’ont tué.
J’ai bu à mon tour. Sans rien dire. L’éventualité de la mort d’Elis s’était muée en certitude dès que mon ami avait franchi le seuil de la porte. »
Comment Danquigny s’y prend-il pour rendre si bien les ambiances, pour nous faire croire qu’il raconte ses souvenirs alors qu’un coup d’œil sur sa biographie nous apprend qu’il est canadien ? Je ne dirai pas que c’est un mystère car on sait combien les écrivains sont des illusionnistes, mais le tour de force est à souligner.
Dans ce récit très maîtrisé où on passe des années 1980 aux années 1990, où on voit comment le régime se dégrade et comment les principes du capitalisme sauvage sont vite assimilés par des gens dont la moralité n’est pas encombrée par les scrupules, où l’insertion des scènes du retour en 2017 renforce l’intérêt et la curiosité, il faut accorder une mention spéciale à la fin. L’auteur nous laisse sur une ellipse magnifique même si elle plombe davantage ce roman bien noir, une ellipse dont on se demande si on l’a bien comprise, même après avoir relu plusieurs fois les dernières pages pour être sûr de n’avoir rien laissé passer, pour vérifier qu’il ne nous en a pas dit davantage au détour d’une introspection, d’un dialogue sibyllin, d’une échappée lyrique.
Et certes, on croit avoir compris car on croit être malin nous aussi, mais même si on s’est trompé, cette ellipse finale est très élégante.
Un très bon roman noir, assurément.
François Muratet
Les Aigles endormis, Danü Danquigny, Série Noire Gallimard, 2020
Photo © Adèle O’Longh