« En apprenant qu’un miracle est arrivé à Lourdes, j’ai pris mon courage à deux mains pour vous écrire […] quand je songe à votre air sublime, je vois quel lamentable atome je suis et combien peu ma disparition influencera le monde car fait-on attention aux fourmis qu’on écrase en marchant ? […] Sachez, en toute franchise que je suis un sinistre individu, très peu recommandable. J’ai commis l’horrible crime de naître en Pologne, et, avec un cynisme sans pareil, mon père m’a choisi la religion juive… Je suis condamné à mort, j’ai 20 ans et je veux vivre […] je suis un sale youpin, un représentant de la race damnée et condamnée, le comble de la crapulerie […] je n’ai pas peur de mourir, mais permettez que je meure au moins en homme et pas en chien, fusillez-moi, car, si on m’envoie chez les Allemands ce sera la lente agonie, la mort par torture dans un trou obscur. » Nous ne sommes pas dans La Métamorphose de Kafka mais dans une des nombreuses suppliques adressées au Maréchal Pétain de 1941 à 1944 par des Juifs victimes des persécutions nazies relayées par l’État Français. Léon Kacenelenbogen, l’auteur de la lettre écrite du camp de transit de Douadic survécut à Auschwitz et, ultime pied de nez aux Allemands vécut jusqu’à l’âge de 98 ans. Avait-il lu ces mots de Louis Ferdinand Céline, parus en 1938 dans L’École des cadavres « les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides, des loupés tiraillés qui doivent disparaître […] dans l’élevage humain, ce ne sont, tout bluff à part, que bâtards gangréneux, ravageurs, pourrisseurs. Le juif n’a jamais été persécuté par les aryens. Il s’est persécuté lui-même » ? Probablement pas mais sa lettre est une sacrée réponse aux délires nauséabonds du romancier.
Edith Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, et Charlotte Lewin, les 5 autres suppliants du spectacle éponyme n’ont pas tous eu la chance de survivre, de même que les milliers d’autres dont les missives sont conservées aux Archives nationales du Commissariat général aux questions juives. Julie Bertin et Jade Herbulot du Birgit ensemble, ont enquêté sur ces six destins à partir de photos, d’archives préfectorales, de cartes d’identité, aidées de l’historien Laurent Joly, et tenté de comprendre pourquoi, malgré le risque insensé de se signaler en écrivant au ministère de l’antisémitisme géré par les émissaires de Pétain, ils ont pris la plume. Pure inconscience ? Certains ont payé de leur vie leur naïveté, d’autres, comme Léon Kacenelenbogen, n’ont aucune illusion sur le sort réservé aux Juifs. Les Suppliques éclairent par la fiction dramatique le contexte de chaque lettre. Pourquoi ce jour-là et pas un mois avant ? Que s’est-il passé ? il y a les révoltés ceux qui vouent une haine indéfectible à Pétain, magnifique Gilles Privat tout en rage contenu, et les légitimistes, lumineuse Marie Bunel, vendeuse de fruits et légumes, qui se croient victimes d’une erreur judiciaire et espèrent la grâce du grand homme. Comment aurait-elle pu savoir, Edith Schleifer, quinze ans auparavant, que ce serait un crime d’épouser un Juif ? Français depuis des générations, anciens combattants ou apatrides ayant choisi la « France-terre de liberté », ils ne peuvent concevoir l’inanité de leur démarche. Pétain ne lira aucun courrier, lui qui déclara à l’ouverture de son procès “Que seriez-vous devenus sans moi ? Pendant que le général de Gaulle, hors de nos frontières, poursuivait la lutte, j’ai préparé les voies à la libération en conservant une France douloureuse, mais vivante.” » De quelle France parle-t-il ?
L’horreur administrative est poussée à son comble dans la réponse des suppliés, rédigée, on l’imagine, par un quelconque fonctionnaire dont le seul souci est de trouver le modèle de courrier adéquat. On les dérange ces messieurs, comment ose-t-on insister si lourdement « Je vous serais reconnaissant de cesser immédiatement toute correspondance de ce genre […] dont vous nous avez gratifié de façon abusive […] La loi est la loi, même si c’est celle de l’occupant. Il faut savoir reconnaître quand on a perdu. » Encore Kafka, celui du Procès. Ce rédacteur zélé fera-t-il valoir ses années de service au CGQJ lors de la liquidation de sa pension de retraite ?
La mise en scène fluide déroule un long plan-séquence choral parsemé de quelques flashbacks dévoilant des objets familiers, tableaux, penderie, costumes, pupitres regroupés de part et d’autre du plateau comme déjà confisqués. Nous connaissons la fin, eux non, qui s’agitent, clament leur stupeur ou leur colère, sollicitent une grâce pour leur enfant, alignent les preuves que leur cas particulier est une exception, tandis que résonne à la radio la voix de Paul Baudoin, ministre des affaires étrangères de Pétain « nous pensons que les Français seuls doivent être responsables de la cité française. Nous ne voulons plus que les Juifs soient chez nous comme un empire dans un empire. »
Sur le fil d’une direction d’acteurs chronométrée, précise, rigoureuse et parfaitement cohérente avec son sujet, Gilles Privat, Marie Brunel, Salomé Ayache et Pascal Cesari, toutes générations confondues, disent face public les mots inutiles minutieusement pesés, écrits et relus, pauvres missives comme un linceul avec parfois un timbre pour la réponse. Unis dans une même sobriété de jeu, les acteurs ont chacun leur moment et nous faisons corps avec eux.
Substituer aux visages des disparus, aux photos jaunies, aux noms inscrits sur un mémorial, les corps et les voix de comédien-ne-s vivant-e-s, quelques jours avant leur anéantissement dans le chaos de l’Histoire avec sa grande hache comme disait Georges Perec, orphelin d’une famille décimée par les nazis, à quoi le théâtre pourrait-il servir sinon à cela ? Des villes, des pensées, des émotions, des intérieurs et des fantômes, le quatuor porte d’autres vies que la leur avec une justesse sans faille. Allez les voir !
Sylvie Boursier
Photo © Simon Gosselin
Théâtre Gérard Philippe de Saint Denis du 10 au 17 décembre 2023.
Création, adaptation et mise en scène de Julie Bertin et Jade Herbulot d’après les lettres de Edith Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, Charlotte Lewin et Léon Kacenelenbogen
Les suppliques, documentaire réalisé par Jérôme Prieur et co-écrit avec Laurent Joly en 2022.
Tournée en cours d’organisation.
Du 18 au 20 janvier au théâtre Chatillon Clamart
Du 23 au 25 janvier au Cendre Dramatique National de Reims
Exposition du 30 11 2023 au 14 01 2024 : L’antisémitisme en action au théâtre Gérard Philippe de Saint Denis, en partenariat avec les Archives nationales.