Malas©Adèle O’Longh

Les Vilaines
de Camila Sosa Vilada

Les Vilaines est un petit roman picaresque volubile et d’une noirceur indicible, ce qui n’empêche pas la fantaisie la plus échevelée, le rattachant ainsi à une tradition de tout un pan de la littérature latino-américaine.

L’histoire commence dans le parc Sarmiento, à Córdoba, où les trans déambulent en groupe. « Elles semblent faire partie d’un même corps, être les cellules d’un même animal. C’est comme ça qu’elles bougent, comme si elles formaient un troupeau. » Ainsi gagnent-elles leur vie, elles qui se trouvent au ban du ban de la société. Mais surtout ainsi font-elles corps, comme c’est immédiatement montré, et trouvent-elles le réconfort profond d’un effet miroir qui fait masse, leur procurant une bulle de familiarité, de complicité, de reconnaissance et d’exultation identitaire, de vécu collectif. En un mot, elles font famille, déployant une sororité sans ambages, exacerbée. Ce qui ne les empêche pas à l’occasion de se foutre sur la gueule pour des vétilles, sans que cela remette en question ce qui les unit.

Elles sont sous la farouche protection de la tante Encarna, une trans antédiluvienne (cent soixante-dix-huit ans !) qui doit son corps prodigieux de « mamma italienne » à des injections aux bons endroits d’huile de moteur d’avion, la recette idéale quand on veut avoir des formes et qu’on n’a pas de pognon. Hélas, une fois dans les tissus, il s’avère que cette fameuse huile n’en fait qu’à sa tête, la parsème de bosses et de creux « comme la surface de la lune ». Ajoutons qu’elle est littéralement couturée de cicatrices, vestiges de ses bagarres, séjours en taule et autres rencontres avec des clients sanguinaires, dont une sur la joue gauche qui lui donne « un air hostile et mystérieux ».
Cette tante est pour les trans une mère universelle : « Son instinct maternel avait quelque chose de théâtral, mais prévalait dans son caractère comme s’il était authentique. Elle exagérait comme une mère, nous contrôlait comme une mère, était cruelle comme une mère. »

Tante Encarna possède, non loin du parc, une grande maison rose qu’elle a transformée en pension pour ses protégées, et qui dispose d’une cour envahie de végétation. Dans ce refuge, le troupeau de ces filles peu orthodoxes peut s’épanouir en toute quiétude, se balader à poil dans les couloirs, regarder des films en bande et jouer aux cartes. Jusqu’au jour où leur routine est percutée par ce qu’il faudrait bien appeler le plus fou des rêves, un rêve à fragmentation libérant autant de cauchemars : la tante Encarna, un soir où « Dans le Parc, c’est l’hiver, le froid est si intense qu’il fait geler les larmes », s’enfonce dans les bois pour trouver, au fond d’un fossé d’irrigation envahi de ronciers, un bébé de trois mois.

« Les trans approchent, curieuses, on dirait une invasion de zombies avides avançant vers la femme qui a un bébé dans les bras. L’une d’elles porte ses mains à sa bouche, des mains tellement grandes qu’elles pourraient cacher le soleil tout entier. Une autre s’écrie que l’enfant est magnifique, un bijou. Une autre revient immédiatement sur ses pas et dit :
— Moi, j’ai rien à voir avec ça, moi, j’ai rien vu.
— Elles sont comme ça, répond une autre, voulant dire par là : voilà comment se comportent ces putains à moustache quand il y a un lézard. »

Bref, l’enfant, couvert de merde et du sang de tante Encarna qui a livré aux ronces un rude combat, l’enfant dissimulé dans son sac à main, car quelle pire hérésie qu’une bande de trans enlevant un nourrisson, est ramené à la pension comme les saints sacrements.

Et le bouquin continue sur cette lancée qui recense à la fois le merveilleux et le désespéré, des destins bigarrés et tous promis à la violence, à la persécution, à la disparition. Car la faucheuse fait bravement son boulot, les filles attrapent le sida, sont saignées à blanc dans les ruelles, foutent le camp pour d’autres aventures et disparaissent.

L’enfant, dont une des présentes le soir de sa découverte avait dit qu’il avait une tête à s’appeler Éclat des Yeux, portera ce nom. Il inaugure la matérialisation d’une vraie famille dans cette pension habitée par des putains doublement persécutées. Sa présence doit évidemment rester absolument secrète. Aussitôt, chacune devient « spécialiste de la petite enfance ». C’est pourtant le début de la fin, comme s’il y avait vraiment eu un commencement dans ces marges inhabitables de la société réservées aux bannis congénitaux.

Sous couvert de merveilleux flirtant avec le fantastique, Camila Sosa Villada, elle-même trans qui fut prostituée à une époque de sa vie, n’oublie pas de rappeler ce qu’est une vie de proscrit absolu. Et si elle chante ce monde chatoyant de la transidentité qui pourrait se traduire par le trop mélangé au pas assez, l’excès épousant la pénurie la plus totale, si elle fait de ses compagnes de misère des portraits pleins d’amour, d’admiration, d’humour et de compassion, elle n’oublie pas de mettre les points sur les i concernant les abîmes de vilenie, de cruauté, de bassesse et d’injustices auxquels sont confrontées les trans du seul fait d’exister. Comme si elles avaient la vertu calamiteuse de révéler les pires penchants de leurs frères humains. Dès qu’une trans hélas pointe le bout de son nez, les fleurs se transforment en crapauds. Il serait injuste cependant de généraliser, car il y a dans le roman des amants dont la beauté d’âme est indéniable, mais le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne forment pas le gros du troupeau.

Le parc Sarmiento et la maison de tante Encarna, le temps de quelques saisons, regrouperont les filles dans l’illusion qu’il est possible d’aménager en enfer une petite bonbonnière céleste. Mais le temps passe, fauchant les heures communes, et la pension assiégée se dépeuplera peu à peu, les trans se disperseront une à une dans ce monde sans merci. Les Vilaines parle d’un temps suspendu, une parenthèse heureuse malgré tout, quelque chose qui aura donné à celles qui n’ont pas eu d’enfance des souvenirs de famille, de ceux qui structurent parfois toute une vie. Le souvenir d’avoir été incluses, d’avoir compté, d’avoir fait des conneries d’ado, d’avoir été aimées par leur mère, d’avoir eu des sœurs. Avant que les mâchoires de la vraie vie se referment.

La figure de la Difunta Correa, sainte populaire célébrée (sans confirmation épiscopale, mais qui s’en soucie ?) dans trois pays d’Amérique Latine, traverse le roman. Cette sainte est morte d’épuisement dans le désert, mais son nourrisson, accroché à son sein et la tétant encore, lui a survécu, grâce à cette tétée post mortem, assez longtemps pour être secouru. Et le roman finit ainsi : « Anonymes, transparentes, nous sommes les marraines d’un enfant trouvé dans un fossé et élevé par des trans, les seules à connaître le secret du fils de la Difunta Correa. Nous, les oubliées, nous n’avons plus de nom. C’est comme si nous n’avions jamais été là. »

L’Argentine, aujourd’hui, est aux mains d’un dément libertarien dont la transphobie n’est pas le moindre des défauts. Le livre fait l’inventaire, entre autres choses, du carnage sexuel opéré sur les enfants et les adolescents trans, les harcèlements, les insultes, les tabassages et les viols. Une sorte de tunnel en forme de toboggan qui les verse dans le tapin, une fois le corps complètement effracté et dévalué par les agressions. « À partir de ce jour-là, mon corps a eu une autre valeur. Il a cessé d’être important. Désormais, c’était une cathédrale de néant. »

Combien d’enfants non conformes grandissent-ils, grandissent-elles à l’ombre des tronçonneuses ? On repose le bouquin avec des frissons.

Lonnie

Les Vilaines (Malas), de Camila Sosa Vilada, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba, ed. Métailié, 2021

Photo : Malas © Adèle O’Longh 2025