Une amie m’a donné cet étonnant petit bouquin à Nîmes. Ainsi découvre-t-on d’un coup un pan méconnu de l’Histoire, une écrivaine qui de sa vie n’a écrit que cette trentaine de pages, un manuscrit aux destinées jalousement encadrées. Mais en filigrane nous découvrons aussi la possible main d’un autre écrivaine, dont la descendance aurait peut-être choisi d’éditer ainsi une fiction que l’autrice, à la fin de sa vie, n’aurait pas voulu assumer.
L’Histoire d’abord : fin 1851, c’est le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte. Paris, exsangue après la répression sanglante de 48, ne bouge pas, mais des soulèvements se produisent en Bourgogne et surtout en Provence, où les Républicains installent « La Belle » sans attendre, dans le Var, les Basses Alpes, une partie du Vaucluse et de la Drôme et le nord des Bouches-du-Rhône. La garde nationale suscitée pour l’occasion se déploie en colonnes et enlève huit préfectures et sous-préfectures. Mais le reste du pays ne suit pas et quand tombe le dernier bastion de résistance, Barcelonnette, le 15 décembre, les vaillants résistants sont tués, emprisonnés ou déportés en masse. En 1851, Violette a seize ans et son petit village se retrouve totalement vide d’hommes, il n’en reste pas un seul. En 1919, pour la seconde fois, le village a perdu tous ses hommes et Violette, qui a 84 ans, décide de raconter ce qui s’est passé l’année de ses seize ans. C’est une écrivaine simple et directe dont le français, qui n’est pas sa langue maternelle, s’agrémente et se colore d’expressions provençales. Elle a cependant décidé d’écrire dans cette langue que, dit-elle, elle a « adoptée comme on adopte une patrie » et enseignée. Elle dit admirer sa langue maternelle, le provençal, pour sa résistance, mais vouloir que l’histoire qu’elle raconte soit universelle. Selon Vincent Quivy, journaliste qui s’est fait une spécialité du complotisme, Violette Ailhaud ne serait autre que Maria Borrély, écrivaine encensée par Giono et Gide. À l’issue de son enquête sur « L’homme semence », il donne la liste de ses romans et les maisons d’édition où on peut la trouver, ce dont nous le remercions. Cela donne à « l’homme semence » une dimension de fiction en abyme, le livre lui-même ayant son histoire que Quivy qualifie un peu rigidement d’imposture, quand il s’agit juste d’ajouter de la fiction à la fiction, d’un jeu culturel en somme et non d’une tentative d’embrigadement. À force de travailler sur le complotisme, il en oublie un peu que les jeux avec la réalité font partie de l’univers artistique, que c’en est une composante et non forcément un problème. Lui-même, par son démasquage, participe à ce jeu des peaux d’oignon d’un objet littéraire inédit.
Ce petit manuscrit aurait donc l’histoire suivante : lorsque Violette Ailhaud meurt en 1925, il est dans une enveloppe qu’il ne faudra ouvrir qu’en 1952, soit un siècle après les faits mentionnés. Le manuscrit devra être ouvert par l’aînée de la descendance de Violette ayant entre 15 et 30 ans. C’est donc Yveline qui l’ouvrira à l’âge de 24 ans.
Mais que raconte, dans sa langue chatoyante, délicieuse, ce manuscrit ? Privées d’hommes par la répression, les femmes du petit village, passées les heures de deuil et de désespoir, décident que si un homme vient à s’aventurer dans ce haut pays qu’elles n’osent pas quitter, il sera à toutes pour les ensemencer, elles dont les bras et les ventres crèvent de vide après des années de solitude. Aucune ne devra le garder pour elle. Et un jour, un beau jour, ainsi commence ce conte sensuel et solaire, un homme vient.
« Ça vient du fond de la vallée. Bien avant que ça passe le gué de la rivière, que l’ombre tranche, comme un lent clin d’œil, le brillant de l’eau entre les iscles, nous savons que c’est un homme. Nos corps vides de femmes sans mari se sont mis à résonner d’une façon qui ne trompe pas. Nos bras fatigués s’arrêtent tous ensemble d’amonteiller le foin. Nous nous regardons et chacune se souvient du serment… »
S’ensuivent les heures chaudes et heureuses avec le Jean, maréchal-ferrant qui possède ce trésor inestimable, huit livres, et qui sera l’amant de Violette et le mari de tout le village. L’histoire se déroule, tranquille et simple, jusqu’à son dénouement, quand la parenthèse se refermera sur quelques enfants de plus et des souvenirs précieux. On la lit, on la relit et on la lit encore, et on y rêve. « Notre village se mérite. Alors qu’on le croit à portée de main, il faut encore plonger dans le ravin et grimper dur vers les maisons serrées comme un bouquet de fleurs. »
Et on la garde au cœur comme une ritournelle, une chanson populaire.
Cette histoire a eu assez de succès pour inspirer des spectacles vivants, une pièce de théâtre et un film. Et cela ne l’épuise pas. Elle a cette particularité d’être un bonheur dans une suite de malheurs. Qui pourrait résister à l’attrait de la joie ?
Lonnie
L’homme semence, Violette Ailhaud, coll. main de femme, ed. Parole, 2006
Illustration : L’homme semence © Gina Cubeles 2022