Le « visage de Madame Hayat apparut en grand sur l’écran. On était aussitôt frappé par ses longs cheveux roux-blonds, ses joues à la douceur élastique, comme si elles venaient d’être façonnées dans une pâte tendre, ses yeux aux contours soulignés de fins traits de khôl, ses lèvres délicatement retroussées vers le haut. Mais le plus étonnant était l’expression générale de son visage : il était tout empreint d’une espièglerie malicieuse, comme si elle s’apprêtait à lancer une blague assassine. Elle allait éclater de rire ». C’était il y a un an.
Fazıl, le narrateur, est étudiant en lettres lorsqu’il rencontre Madame Hayat. Tous deux font de la figuration dans un studio de télévision. S’il devait lui donner un âge, il dirait qu’elle doit avoir une cinquantaine d’années. Ils n’ont, de prime abord, rien en commun. Madame Hayat ne lit pas, elle ne regarde que des documentaires. C’est une femme libre, d’une « désinvolture comique et souveraine […] Elle était la personne la plus extraordinaire, la plus fascinante que j’ai rencontrée dans ma vie ».
Devenu boursier après le décès de son père, Fazıl loue une chambre dans un vieil immeuble peuplé d’étudiants pauvres, de travestis, d’êtres fragilisés par le chômage, la montée des prix et les rafles de la police. Le quotidien s’assombrit, les bastonnades se multiplient. « Costauds, barbus, armés de bâtons […] Les divertissements de toutes sortes, et quiconque ne leur ressemblait pas, récoltaient leur haine ».
A l’université, le jeune homme suit avec enthousiasme les cours de littérature de Madame Nermin et de Monsieur Kaan. Ces deux professeurs engagés défient l’académisme universitaire et encouragent les étudiants à aiguiser leur pensée et leur écriture, seule façon de « supporter le pire », de scruter sans dommage « les immensités de l’âme humaine », de voir en « l’homme les scintillantes étoiles aussi bien que les trous noirs ».
Un an pour grandir, mûrir, vivre deux amours, celui de Madame Hayat et de Sila, découvrir la pauvreté, « la colère, la peur, le désir de revanche, la jalousie, la volupté, la tromperie, le regret. »
« Le poids de ce que j’avais vu, appris, vécu, pesait parfois si lourd que je me sentais épuisé comme un vieillard. Je n’arrivais à concevoir ni les actes des hommes ni le silence de la société, je ne pouvais plus vraiment comprendre les vivants. […] Alors j’allais à la bibliothèque lire des romans […] mais dès que le roman était refermé je retournais à l’artificialité d’un monde sans issue, parmi des hommes que je ne comprenais pas ».
« C’est en marchant dans la cour de ma cellule, pendant des heures, que j’ai créé Madame Hayat. Je suis amoureux d’elle ! », confie l’auteur turc, qui a passé de nombreuses années en prison, dans une interview au Monde.
En donnant vie à cette femme libre et flamboyante, consciente de l’absurdité du monde, et à ce jeune étudiant désenchanté, épris de lettres, Ahmet Altan nous rappelle à quel point la littérature est une résistance, d’où que vienne l’arbitraire.
Elisabeth Dong
Madame Hayat d’Ahmet Altan, Actes Sud 2021
Photo © Pere Farré