Détruire le capitalisme
Le dernier roman de Serge Quadruppani est un curieux polar où le narrateur, Antonin Gandolfo, s’adresse au lecteur pour lui assurer qu’il est bien en train de lire un polar et pas une autofiction à la française. Et s’il le précise, c’est bien parce que ce récit qui revient sur les années 70, 80 et au-delà, sur la dérive banditiste de certains gauchistes et la dérive gauchiste de certains bandits, semble avoir quelques résonances avec la vie de Serge Quadruppani.
Mais peu importe, cela nous permet de profiter d’un point de vue original, et pour tout dire trop rare, sur l’intrication entre le militantisme et le banditisme, le soutien à des causes perdues et la défense générale des ennemis du capital, luttes souvent unifiées sous l’appellation « la Cause », sans que celle-ci soit vraiment définie si ce n’est par son objet à détruire : le capitalisme.
La dérive est sans doute le thème principal de ce roman, on y voit la dérive délinquante du narrateur, ennemi du travail, surtout salarié, piètre bandit mais soucieux de bien faire.
« – Les mains sur la table, dit paisiblement mon ami au caissier. Je veux les voir, insiste-t-il. Bien à plat.L’autre s’exécute. Bousculant et renversant les piles de jetons, Jean pose son sac, l’ouvre grand, y dépose la boîte.– Allez, on s’arrache, lance-t-il. Je suis le dernier sur le seuil, et dans le rôle du braqueur qui couvre la fuite des autres, j’agite encore vaguement mon fusil quand mon regard croise celui d’Ange. Je vois les muscles de ses mâchoires qui se contractent et se détendent convulsivement puis il desserre les lèvres. – À bientôt, articule-t-il sans cesser de me fixer. Et là, je prends mes jambes à mon cou. »
Cela explique qu’Antonin est soulagé quand il a enfin un métier : homme de lettres. La dérive est aussi sentimentale, d’une femme à l’autre, d’un pays à l’autre, attraction pour l’Italie et retour à Paris où tant de choses l’attirent. La dérive est aussi vers la vieillesse dont il nous parle de manière émouvante.
Au cours de ces années qui défilent – à noter un passage édifiant sur les violences policières de Gênes en 2001 – Antonin Gandolfo croise des personnages qui ne sont pas sans nous rappeler Pierre Goldman ou Cesare Battisti, ce qui lui donne l’occasion de pourfendre la ligne innocentiste, celle qui prétend libérer des prisonniers car ils seraient innocents.
« Innocent ou coupable, ce n’est pas la question. Ce n’est pas aux représentants d’un ordre social qui tue chaque jour de fatigue ou d’ « accident » sur les chantiers et dans les usines, qui fait mourir vite avec ses « bavures policières » ou lentement en imposant de perdre la vie à la gagner, ce n’est pas aux chats-fourrés et aux chaussettes à clous de décider pour nous ce qui est juste et injuste. Quand nous aurons détruit le capitalisme nous nous poserons la question de la bonne manière de régler les conflits entre nous. En attendant, se déclarer « innocent », c’est donner à croire, implicitement, que les autres, les « coupables », méritent ce qui leur arrive : la surveillance panoptique, la gamelle infecte, les humiliations quotidiennes, l’infantilisation, les tabassages et le mitard, l’impossibilité d’aimer et les jours sans fin et sans espoir. »
Tout en combattant pour la Cause, Antonin se laisse tourner la tête par des femmes entre lesquelles il a du mal à choisir, de belles personnalités qu’il sait raconter et rendre vivantes.
L’une de ces femmes intervient d’ailleurs dans le récit et remplace carrément le narrateur pour expliquer ce qu’elle pense de lui, racontant l’histoire de son point de vue, remettant en cause ce qu’il vient de raconter et c’est assez plaisant.
Oui, on peut croire que c’est un polar, les ingrédients y sont, hold-up, flics pourris, butin, placements au Luxembourg – le paradis fiscal le plus proche de Paris – avec des sales types qui aimeraient récupérer l’argent, des potes qui meurent trop tôt, mais le narrateur a trop envie de nous raconter autre chose pour qu’on puisse vraiment frissonner à la lecture de ces péripéties, lesquelles s’accélèrent pourtant à la fin pour nous emmener vers la catastrophe.
Un très bon roman, très plaisant à lire, assez hybride pour que tout le monde s’y retrouve et donc s’y perde.
François Muratet
Maldonnes de Serge Quadruppani, Métailié noir, 2021
Photo © Gina-Cubeles 2021