Le roman de Caroline de Mulder est beaucoup plus compliqué et inquiétant que ce que l’alléchante quatrième de couverture en laisse entendre : une gosse prête à aller chercher la fortune avec les dents sur les sites de sugar dating où des vieux schnocks en fond sont prêts à investir dans l’avenir de jeunes et belles filles désargentées. Le phénomène est en effet en explosion, et la France à la tête des pays européens en nombre de sugar daddies (pas moins de 92 000), ce que le gérant d’un de ces sites explique par le fait que c’est en France que les riches sont les plus riches d’Europe. L’envie bien innocente de voir ces immondes barbons taillés en pièce par une sugar baby à double fond incline à acheter le bouquin, qui en fait, s’avère bien plus compliqué que ça.
L’écriture d’abord, assez brutale et très colorée, très imagée, presque scénaristique par moments, a la vertu de rendre les personnages, et particulièrement Bambi, alias Hilda ou Dada, incroyablement vivants. Quoique la gosse ne soit jamais exactement décrite, sa présence physique s’impose assez rapidement, gestuelle comprise, dans le récit saccadé qui la suit à la culotte dans ses frénétiques activités.
Le livre s’ouvre sur une scène extrêmement cinématographique, où Bambi et sa comparse se font livrer un repas de luxe, homard, champagne, fruits de mer, devant lequel la première exultation passée elles se retrouvent comme des poules devant un couteau. Ayant visité l’esthéticienne dans l’après-midi pour se faire coller des ongles en gel bien rouges, elles sont démunies devant le crustacé. « Des greffes, en plastique carmin. Ou des griffes. Plantées au bout des doigts d’un joli petit rongeur à gueule d’enfant plâtrée. Et maintenant qu’il manque celle de l’index droit, elle soupire. Devant elle, le homard intact et la blonde qui lui dit qu’on a envie de lui mettre des sparadraps partout sur les doigts et les mains. »
De petits sauts dans le passé récent en élargissement de scène, on finit par tomber sur un vieux birbe tremblant comme un flan et saucissonné dans un coin de la suite, auquel Bambi va faire passer un sale quart d’heure. Ce ne sera pas le dernier. Dès le début, on comprend que la cupidité n’est pas le seul moteur qui anime la jeune fille. Sa violence déchaînée et son fétichisme des armes font entrer dans ses projets d’enrichissement une odeur de vengeance. Au fil du récit vont apparaître les pantins qui se meuvent dans les décors sordides de son existence, et le récit devient inexorablement, dirait Shakespeare, une histoire pleine de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte et qui n’a pas de sens. Bambi, missile déchiqueté, crève l’écran sans jamais devenir visible à personne. Et ce n’est pas une des moindres qualités du roman de mettre en scène son aveuglement et sa folie, dans un environnement où tous, de sa mère alcoolique à son éducatrice en burn-out en passant par ses copines et son directeur de collège, sans parler du catalogue de sugar daddies tous plus bourbeux les uns que les autres, tous sont pareillement aveugles et sourds, certains pleutres, d’autres cyniques, d’autres qui s’en foutent, d’autres la bite à la main et d’autres encore, comme l’assistante sociale, montés à l’envers. Si bien que Bambi, quoique au centre du récit, donne l’impression d’être littéralement invisible, et à vrai dire personne ne s’intéresse vraiment à cette gosse en perdition. Sa mère est une brute infra-humaine clapotant dans les litrons. Le seul nounours qu’elle a dans la vie est un beau-père melliflu et libidineux qu’elle a d’excellentes raison de craindre. C’est d’ailleurs en le pistant comme un chien de rouge sur les sites de sugar dating qu’elle lève la plupart de ses autres proies.
Il n’y a pas dans les parages le moindre adulte qui donne envie de le devenir, et le passage à la majorité est considéré par les gosses comme une rétrogadation, car la loi est moins dure pour les mineurs que pour les majeurs. Les deux femmes qui pourraient représenter un secours ou du moins une protection sont magnifiquement croquées l’une dans son impuissance désespérée, et vraiment elle fait pitié, l’autre dans son aveuglement délibéré et plein d’aplomb. Bambi, du début à la fin qui n’est pas une fin, puisque tout continue sans que rien ne commence, est épouvantablement seule, même si elle n’est que rarement isolée. Elle continue sa trajectoire cassée jusqu’en-dehors du livre, puisque rien, décidément, ne l’arrête, ni les visées prédatrices à son égard, ni sa violence meurtrière. Et finalement au contraire de sa comparse elle se fout du fric, tout ce qu’elle aime c’est le braquer avec des débordements de férocité, elle se fout de l’avenir qu’elle ne projette pas comme des conséquences de ses actes ou de ce qu’elle endure, elle est au premier degré, définitivement.
L’amour fœtal qu’elle porte à son épave de mère est comme sa rage, démesuré et grotesque. Sa crew, son gang aléatoire de filles dépareillées, la suit vaguement comme un essaim sans reine. Ce roman est d’un noir d’encre, sans étoile, mais avec des enchaînements si désordonnés et des personnages si denses et vivants qu’on en sort presque gai. Il faut dire que certains passages sont de pure jubilation sur le décalage complet de tous, absolument tous les personnages : dans ce récit, tout le monde est cinglé d’une façon qui lui est propre :
« On lui a collé une psychologue, Mme Dassault – Leïla qui a la même lui en avait déjà parlé – total foolek la psy. Bambi ne lui a pour ainsi dire rien lâché sur rien mais quand même, la psy a une théorie. Pour elle, le problème c’est que Bambi ne parvient pas à extérioriser sa colère. Les filles ne tournent leur violence que vers elles-mêmes, elle dit, et ce n’est pas sain. » Et plus loin : « Selon elle, Bambi voit le mal où il n’est pas. Son rapport à la réalité est distordu, elle a une altération du jugement, comme quoi elle ne reconnaît pas la bienveillance qui l’entoure. » Il y a d’autres passages qui frisent le burlesque sur la même base, un malentendu permanent entre les personnages aussi infatués et aveugles les uns que les autres, et le tout fait l’effet d’un gaz hilarant. Les théories fumeuses et les mantras des personnels sociaux, les radotages de Bambi, les conversations ping-pong entre les filles, les textos. La narration : « Elle a du moite, bientôt des larmes dans les yeux, et c’est un mystère de savoir ce qu’elles foutent là et pourquoi soudain elles viennent, même pas sur commande mais cash, comme si elle était triste pour de bon. Ce qui est sûr, c’est qu’elles arrivent à pic, et Bambi pense, première bonne nouvelle de la journée. Elle prend une respiration abyssale, tellement prise qu’elle a du mal à parler. Mais ça finit par sortir et alors ça ne s’arrête plus, ça vient tout seul, comme si c’était la pure vérité. »
Lonnie
Manger Bambi de Caroline de Mulder, La Noire Gallimard, 2021