Manifeste Assi
de Natasha Kanapé Fontaine

Manifeste Assi, de la poétesse Innue Natasha Kanapé Fontaine, évoque non seulement le lien à la terre, mais les luttes des autochtones pour préserver leurs terres et leur culture contre la cupidité inextinguible des gouvernements et des multinationales. Depuis les années 50, les Innus se battent contre l’énorme société d’Etat Hydro-Québec, véritable Etat dans l’Etat, dont le chiffre d’affaire dépasse aujourd’hui les 14 milliards de dollars et qui est un des premiers producteurs d’hydro-électricité du monde. Cette position, la société se l’est assurée en ravageant les terres autochtones par des chapelets de barrages géants. Plus récemment, l’exploitation pétrolière a ajouté aux désastre environnementaux créés par les barrages ses grands chantiers et ses pipelines.

Pour bien comprendre la résistance des femmes innues et la tension très particulière aux sociétés autochtones entre les hommes et les femmes, il faut retourner à la façon dont la colonisation a rompu l’équilibre qui présidait à ces sociétés. Dans la société Innue originelle, horizontale et non monétarisée, les femmes participaient aux assemblées et y votaient. Elles étaient gardiennes de nombreux savoirs, reconnues et respectées. La colonisation, en imposant un système pyramidal de pouvoir exclusivement réservé aux hommes (les femmes n’auront le droit de vote qu’en 1951) et en brisant l’organisation jusque là consensuelle des gouvernements autochtones, les a dépouillées de leur rôle. Seuls les hommes ont accédé aux fonctions d’autorité des gouvernements tribaux, qui de fait servent de courroie de transmission descendante de l’autorité du gouvernement central. Au contraire des hommes, les femmes n’ont eu accès ni aux fonctions électives, ni au salariat, ni à l’argent, ni à la propriété. Elles sont restées dépositaires de l’ancienne culture et des savoirs liés à la terre, tandis que les hommes étaient enrôlés dans le projet colonial. Comme dans toutes les cultures autochtones dévastées, la colonisation s’est traduite par un clivage extrêmement violent entre les intérêts des hommes et ceux des femmes, mais aussi entre l’acculturation des hommes et la résistance culturelle des femmes. C’est ce qui explique, parfois, une véritable guerre intestine, comme on l’a vue aussi pour le mouvement Chipko en Inde, entre hommes et femmes d’une même communauté. (Des hommes, en Inde, voulant raser la forêt nourricière des femmes pour édifier une école dont elles seraient exclues). À la lumière de cette destruction particulière des sociétés autochtones liée à la colonisation, on comprend mieux la prééminence des femmes dans les combats de défense des paysages et des ressources, de leur culture traditionnelle, et leur lien fusionnel avec leur terre.

Pour comprendre les chants de Natasha Kanapé Fontaine, il faut connaître ces luttes de femmes, à la fois pour défendre leur terre-mère, pour réhabiliter leur culture, mais aussi rééquilibrer les liens de pouvoir entre hommes et femmes, entre marionnettes tribales de l’Etat et représentants autochtones au sein de leurs communauté. Le mouvement Idle no more (Finie la passivité) s’est formé à l’initiative de quatre femmes autochtones, Nina Wilson, Sylvia Mc Adam, Jessica Godon et Sheela Mc Lean pour protester contre la loi C45, en 2012, qui facilitait la vente ou la location sans concertation des terres autochtones à des investisseurs étrangers, et plus largement pour protester contre l’effroyable condition des peuples autochtones. Au même moment, la cheffe Cri (Cree) Theresa Spence avait planté son tipi devant le parlement, à Ottawa, par -15° et entamé une grève de la faim, accompagnée par l’ancien de la nation Cri Raymond Robinson. La résistante Innue Jeannette Pilot commence elle aussi en janvier 2013 une grève de la faim en soutien à Theresa Spence, et ce qui est nouveau, elle réclame non seulement le retrait de la loi, mais une meilleure communication entre les Conseils de Bande (les autorités autochtones) et les populations, et un nouveau mécanisme de consultation qui favorise un meilleur dialogue avec les familles. En somme, cette indomptable grand-mère réclame que les élus tiennent compte de leurs électeurs. Il faut dire que lesdits élus autochtones sont prompts à brader les ressources de leurs peuples, comme partout ailleurs, pour amender copieusement leur train de vie personnel. Au terme de 80 jours de grève de la faim et ayant perdu 21 kilos, dans un état de santé critique, Jeannette obtient que l’APN (l’Assemblée des Premières Nations) et les Conseils de Bande défendent la gouvernance Innue. Inutile de dire que cette longue lutte interne et externe des femmes de la communauté n’est pas semée de roses, et Jeannette n’a pas fini de faire la grève de la fin. Cependant le mouvement Idle No More essaime partout dans le monde et fait connaître au public les revendications autochtones. Les lecteurs comprendront mieux les allusions de Natasha Kanapé Fontaine à la route 138, qui traverse la réserve Innue de Pessamit et est par eux bloquée à l’occasion d’affrontements avec le pouvoir central, mais aussi les allusions à Idle No More, au village de la Romaine et aux Montagnais, appellation donnée aux Innus de la Côte Nord du Saint-Laurent, dont elle fait partie. Le recueil Manifeste Assi (manifeste de la terre), paru en 2014 peu après ces évènements, splendide chant lyrique d’amour, de rage et de revendication, commence par un succession de poèmes de plus en plus longs, puis s’amenuisant pour regagner en longueur, comme suivant le mouvement sinueux d’un serpent, et qui parcourent à la fois la terre et les liens d’amour, la fraternité des luttes, dans une langue métaphorique d’une grande beauté. L’amour sensuel s’y déploie dans les dimensions d’un paysage :

« …Il est doux ton verbe mes lèvres
la chambre est grande pour l’amour
fenêtre ouverte
ruelle herbeuse en hiver
les draps existent tourbières
subarctiques mêlées les branchages
nos mains alliées
nées afin les griffures… »

« Amalgame de terre noire ma terre aussi » est un chant de fureur et de guerre où les autochtones vendus au pouvoir et à l’argent ne sont pas épargnés :

« …J’ai pleuré, pleuré la déesse
ils construisent partout des pipelines ils oublient
on s’appellera « bois de pétrole »
« vagin de javel » « tu veux mon
pipeline dans ta bouche ? » diraient les autres

Si ce n’est pas moi
oui j’irai manger Enbridge
et tous les autres sales carboneux
parce que j’ai famine
parce que j’ai famine de vivre… »

La puissance de résistance, comme toujours, se puise dans la résonnance entre les femmes et la terre, indissolublement confondues :

« ..Assi
vit

Le poème est ici
un manifeste
il marquera le temps

un cercle se définit
un aura la lune
un halo le soleil

je reviendrai peuple d’eau
je recracherai quatorze torrents
j’avalerai trois lunes
pour mieux boire le lait de ma ma mère. »

Lonnie

Manifeste Assi, de Natasha Kanapé Fontaine aux éditions Mémoire d’encrier 2014.