Illustration © Adèle O´Longh

Manuel à l’usage des femmes de ménage
de Lucia Berlin

Cet ébouriffant recueil de nouvelles est paru aux États-Unis dix ans après la mort de Lucia Berlin. De son vivant elle n’a guère été connue, sinon de façon confidentielle, par des amoureux de littérature conscients d’avoir sous les yeux des textes inclassables, irremplaçables. Mais le succès n’est venu que longtemps après sa mort.

Les nouvelles de Lucia Berlin posent les deux questions de l’autofiction et du témoignage des transfuges de classe. Ses nouvelles ne cessent de transposer et inlassablement fouiller tous les aspects de sa vie, qui fut rocambolesque et catastrophique. Après une enfance à suivre – ou pas — ses parents dans toutes les villes minières où son père était amené à bosser, elle vit une adolescence d’un luxe extravagant au Chili, avant de se faire déshériter pour avoir suivi, trop tôt, le mauvais garçon, un sculpteur, son premier époux et père de ses deux premiers petits garçons, dont elle divorcera à 21 ans. Plus tard, elle épousera un saxophoniste charismatique et héroïnomane, avec qui elle aura deux autres fils. Ils divorcent en 68. Lucia est alors âgée de 31 ans. Pendant plus de vingt ans, elle va enchaîner à peu près tous les boulots, femme de ménage, secrétaire médicale, enseignante, pour élever ses quatre gosses tout en se battant avec son alcoolisme. Enfin délivrée de son addiction, elle est recrutée dans les années 90 par l’université de Boulder, et c’est là qu’elle finira sa vie.

Ses récits fulgurants sont dévidés de cette vie chaotique, prise sous différents points de vue, comme pour n’en pas perdre un seul relief. Elle est dans toutes ses nouvelles, jeune, vieille, alcoolique, amoureuse, désemparée, portant divers noms, à diverses périodes de sa vie. Parfois à une trompeuse première personne, parfois à une non moins trompeuse troisième personne, mais « trompeuse » n’est pas péjoratif, cela relève de la magie de la fiction. Jamais dans aucune œuvre je n’ai ressenti cette intense impuissance du fait que nos actes nous précèdent, ainsi que ceux des autres, dans une incontrôlable sarabande que nous peinons à suivre en trébuchant. Mais la vie est si belle ! Ce sentiment de désespoir et d’émerveillement, cette reconnaissance enfantine pour les couleurs bariolées de l’existence, fût-elle tissée de catastrophes et de douleur, cette tendresse indiscriminée envers tous, cette absence totale de quoi que ce soit qui puisse ressembler à l’amertume ou la haine rend toutes ces nouvelles, même les plus noires, scintillantes comme du lamé. 

D’un passage aux urgences :
« J’hérite des jockeys car je parle espagnol et la plupart d’entre eux sont mexicains. Mon premier fut Munoz. Doux Jésus. Je déshabille les gens tout le temps et ce n’est pas sorcier, l’affaire de quelques secondes. Munoz gisait là, inconscient, une divinité aztèque en miniature. Sa tenue était si compliquée que c’était comme accomplir un rituel élaboré. Déconcertant, car interminable, comme chez Mishima où il faut trois pages pour ôter son kimono à la dame. Sa chemise en satin fuchsia avait plein de boutons le long de l’épaule et des frêles poignets ; sa culotte était attachée par un laçage subtil, des nœuds précolombiens. Ses bottes sentaient le crottin et la sueur, mais étaient aussi souples et fines que les pantoufles de cendrillon. Il sommeillait, mon bel au bois dormant. »

Transfuge de classe passant d’une gêne relative et d’une instabilité familiale chronique à une richesse obscène pendant l’adolescence, avant de vivre quelques années la bohème à New-York, puis de surfer entre précarité et misère avec ses gamins, elle illustre, comme Grisélidis Réal, un exil descendant. Tandis que les transfuges ascendants, comme Annie Ernaux ou Edouard Louis, usent d’une langue sans effet, sèche et factuelle, comme désincarnée pour décortiquer la mécanique de l’oppression, les transfuges descendants ont reçu en héritage l’outillage complet de toutes les nuances du langage pour simplement décrire, et non pas forcément décrire quelque mécanisme que ce soit, mais cette « histoire de bruit et de fureur, racontée par un idiot, et qui ne signifie rien » évoquée dans Macbeth. La richesse somptueuse, la misère sordide. La richesse sordide, la misère somptueuse. Il se mêle à presque toutes les nouvelles un parfum baroque, et le style est à la fois cru, plein de dérision et d’ivresse sensorielle, efficace et splendide, tantôt lyrique, tantôt comme un monologue improvisé.

Une journée d’enfance au Texas :
« Frais, ça ressemble à du caviar, et ça fait un bruit de verre brisé, comme quand on croque de la glace.
Moi, j’en croquais, de la glace, quand la citronnade était terminée, tout en oscillant avec ma grand-mère sur la balancelle de la véranda. Nous regardions les forçats enchaînés paver Upson Street. Un contremaître répandait le macadam ; les forçats le pilonnaient sur un rythme lourdement cadencé. Les chaînes tintaient ; le macadam faisait entendre comme des applaudissements. »

Une famille gitane au cabinet médical :
« Je ne connais même pas le diagnostic d’origine pour Reina. Elle a quatorze ans, à présent. Elle vient avec sa mère, deux sœurs et un frère. Ils la véhiculent dans une poussette géante fabriquée par le père. Les sœurs ont douze et quinze ans, le garçon huit ; ce sont de beaux enfants, vifs et drôles. Quand j’arrive dans la salle, ils l’ont calée sur la table d’examen. Elle est nue. À l’exception du bouton de gastrostomie, son corps est sans défaut, doux comme du satin. Ses seins ont poussé. On ne peut pas voir l’excroissance en forme de sabot à la place des dents, ses lèvres superbes sont entrouvertes et rouge vif. Yeux vert émeraude aux longs cils noirs. Ses sœurs lui ont fait une coupe genre punk, mis un piercing rubis, peint un papillon sur la cuisse. Elena lui lime les ongles d’orteils tandis que Tony arrange ses bras derrière sa tête. C’est le plus costaud, celui qui m’aide à lui tenir le buste tandis que les sœurs maintiennent les jambes. Mais pour le moment elle est allongée telle l’Olympia de Manet, d’une pureté et d’une beauté à couper le souffle. À sa vue, le Dr Rook s’arrête net, comme je l’ai fait.
– Oh, quelle perfection, dit-elle. Quand a-t-elle eu ses premières règles ?
Je n’avais pas remarqué le cordon du Tampax dépassant de la soyeuse toison d’un noir de jais. La mère dit que c’est la première fois. Sans ironie, elle ajoute :  » C’est une femme maintenant. « 

Le recueil contient 43 nouvelles, sur les quelque 80 que Lucia Berlin a écrites, de façon sporadique, à partir des années 60, et dont certaines ont été publiées de son vivant. Une des nouvelles, effrayantes, met en scène une mère alcoolique au bord du delirium dont l’un des gosses a caché les clés et les sous, et qui est obligée de fouiller nuitamment la maison pour aller, à pied, dans la boutique cernée de poivrots où elle pourra se procurer ce dont elle a besoin pour lancer la navette d’une autre journée. Une autre parle d’une jeune femme enceinte qui fait la mule pour son mari toxico. Une autre encore d’une jeune mère virée de partout qui ne cesse d’échouer aux urgences avec son bébé, dégringolant toujours plus bas jusqu’à l’issue horrible. Car de l’horreur et du sordide il y en a à foison, la vie est un paquet-cadeau où on ne peut pas faire le tri, il faut tout prendre, ou rien. Et nul bonheur n’efface le malheur, et nul malheur n’efface le bonheur, ils sont en tas et si complètement mélangés qu’il est inutile de vouloir les dissocier.

Un autre recueil de 22 nouvelles est paru peu après, qui s’intitule « Un soir au paradis ». Ce qui fait une belle jambe à Lucia, qui se foutait du succès et de l’argent. Cependant elle était sensible au fait que son écriture lui survive longtemps. C’est chose faite, elle est maintenant traduite et publiée dans nombre de pays, le sort rendant justice à l’immense écrivaine qu’elle est.

Lonnie

Manuel à l’usage des femmes de ménage, Lucia Berlin, traduction Valérie Malfoy, Le livre de poche, 2018.

Illustration © Adèle O´Longh