À quel moment peut-on déclarer qu’une vie est compliquée – après tout l’adjectif connaît tellement d’abus d’usage qu’on pourrait se prétendre en droit de poser la question ?
Probablement à partir du moment où on est sommé de bien vouloir l’expliquer, la raconter, procéder à la narration de l’enchaînement des événements qui la constitue. Plus encore sans doute lorsque pareilles explications doivent se faire à l’exigence d’un juge d’instruction, dans son cabinet, en présence d’un greffier qui, nécessairement, note tout puisqu’on ne saurait trouver aucune autre justification à semblable présence.
Et forcément, tout s’enchaînant, tout se relie, finit par procéder d’une logique, quand il ne s’agit pas d’une intention, à ce que tout finisse mal ou, dans tous les cas, dans les clous qu’on n’avait pas souhaités et ce alors même que, d’intention, il est possible qu’on n’en ait eu aucune, au moins quant à la chute.
Plus compliqué encore est de témoigner de cette chute, devant un juge d’instruction, pléonastiquement flanqué d’un greffier, quand l’histoire la précédant est celle d’un autre, dont on fut témoin, sans doute, mais témoin privilégié ; l’ami intime en somme, celui qui connaît, devine, pressent, s’inquiète. Sûrement pas le témoin oculaire de base qui cause de ce qui lui est passé sous les yeux sans ne se préoccuper ni des pourquoi ni des comment et qui réinvente, un peu, compose, suppose, cherche à se placer à la hauteur de sa fonction.
Et voici l’histoire dans laquelle François-Henri Désérable nous entraîne. Sur l’histoire je ne reviens pas (la complication précitée…). En revanche s’il faut constater qu’il nous entraîne, il faut aussi se demander pourquoi. Pas tellement, du reste, pourquoi il nous y entraîne, après tout c’est son job mais plutôt pourquoi on le suit. Parce qu’on le suit, et tête en avant.
L’improbabilité de l’histoire que nous raconte Désérable est peut-être la clé à toute adhésion.
À commencer par son sens de l’humour, potache sans doute, limite probablement, pied en pointe sur la poutre si exiguë du bon goût qu’il attaque en règle, compensant pareille agression par des moments de dissection d’un fait, d’un petit fait, un détail, rien en somme dont naissent quelques phrases de la plus belle évidence, de celles qui obligent à reconnaître l’écrivain derrière le conteur.
À suivre, par le fait qu’il ne laisse rien passer, qu’il ferme tous ses dossiers, que dans les embarras croissants de cette histoire, le cœur et le pistolet, instruments clé de la narration, finissent eux-mêmes par retrouver une place qu’ils ont momentanément quittée, le temps du transport dans la dimension si spécifique de ce livre.
Du reste voilà bien ce qu’il faut retenir et défendre de ce roman ou de cet auteur. Qu’il a pris sa substance dans l’éloignement avisé de sa propre culture. C’est évidemment ce qu’on appelle un style.
Christian Vigne
Mon maître et mon vainqueur de François-Henri Désérable, Gallimard 2021.