« Ce serait bien si le médecin avait la possibilité d’essayer sur lui-même un grand nombre de médicaments », nous dit l’auteur dans ce court récit, situé dans la Russie de 1917. C’est ce que fait pour son malheur le docteur Poliakov avec la morphine, suite à une douleur aiguë de l’estomac. Le jeune docteur décrit dans ce texte déchirant les effets du produit, le premier contact avec le toxique, la phase stimulante suivie quelque temps plus tard d’une longue déchéance physique et psychique, jusqu’au suicide : « À la première minute, c’est comme si on m’effleurait le cou. Je ressens une sorte de chaleur à cet endroit, puis une sensation diffuse. A la deuxième minute, une onde glacée vous déferle au creux du ventre, à la suite de quoi vous vient une extraordinaire lucidité d’esprit accompagnée d’une véritable explosion de vos capacités de travail. Absolument toutes les sensations désagréables disparaissent. »
Poliakov assiste à la lente désagrégation de sa personnalité, mais il est trop tard, la recherche du produit devient l’unique obsession de sa vie. Ses moments de lucidité le conduisent dans un ultime sursaut à mettre fin à sa vie, comme Virginia Wolf face à l’envahissement de son cerveau par la psychose. En même temps, il ne cesse pas de réfléchir à la profession de médecin, à l’humanité qui devrait le guider. « Moi qui suis atteint de cette terrible maladie, je préviens les médecins d’être plus compatissants envers leurs patients. Ce n’est pas un « état d’angoisse » mais une mort lente qui s’empare du morphinomane sitôt que vous le privez de morphine… Voilà ce qui se cache sous ces termes pédants d’état mélancolique. » Ses avant-bras sont couverts d’éternels abcès, de furoncles, il frôle la cachexie, a des hallucinations et s’entend dire par un psychiatre : « vous finirez dans un hôpital psychiatrique… dans un état de complet délabrement mental. »
Morphine est un texte glaçant et limpide ; il montre sans aucune complaisance la détresse de la condition humaine, la solitude des personnages dans ce contexte de révolution triomphante en Russie, de promesse de bonheur universel. Boulgakov fut lui-même médecin avant de devenir écrivain. Quand il composa Morphine en 1927, il avait déjà une longue pratique d’écrivain. Il dut cependant vivre de la rédaction d’articles et d’un petit travail au théâtre de Moscou, obtenu par l’intermédiaire de Staline, qu’il supplia de le laisser créer librement ou d’émigrer. Cet écrivain passionné de théâtre, ennemi de la bureaucratie, fut écrasé par le pouvoir soviétique, il dut survivre d’emplois subalternes sans jamais prêter allégeance. Son théâtre fut interdit de son vivant et encore aujourd’hui trop peu monté. En France, deux magnifiques mises en scène de ses pièces ont été présentées, Le Maître et Marguerite par Simon Mc Burney à Avignon en 2012 et La Fuite par Macha Makeïeff à Marseille en 2017, l’histoire des Russes blancs chassés par les rouges bolcheviks, qui fuient vers la Crimée, Constantinople et Paris à l’aube des années 20. Ses œuvres complètes furent publiées dans leur version intégrale lors de la perestroïka. Il est devenu l’un des écrivains les plus lus de Russie.
Sylvie Boursier
Mikhaïl Boulgakov © photo Lebrecht/Leemage.
Morphine dans Récits d’un jeune médecin, Editions L’Âge d’Homme, 1994.