Nastassja Martin
transfuge, interprète et passeuse, à la croisée des chemins.

Les âmes sauvages, 2016, Croire aux fauves, 2019, À l’est des rêves, 2022

Faire un pas de côté, tel pourrait être le premier précepte auquel obéit cette jeune anthropologue confrontée à ce à quoi elle ne s’attendait pas lorsqu’elle rencontre les Gwich’in d’Alaska : leur village perdu lui apparaît comme un bidonville arctique et ses habitants ressemblent plus, a priori, à ceux des réserves indiennes du reste des USA, démolis par la violence, la déculturation, la drogue, le désespoir et l’alcoolisme. Pourtant elle va tenir bon et finir par interroger d’abord le contexte. Difficile de le faire avec un minimum de rigueur sans étudier l’histoire coloniale et ses conséquences. Ce peuple autochtone de la zone subarctique se trouve pris en étau entre deux exigences qui lui sont également étrangères : la nécessité tout occidentale de fournir à l’ogre des sociétés thermo-industrielles capitalistes la ration de carburant sans laquelle elles sont menacées d’embolie et d’asphyxie rapide, et celle, née d’une conscience séparante déclinée en autant de mains qui s’ignorent et agissent aveuglément, de préserver la « nature », la pure nature indemne de l’intervention humaine, uniquement composée d’animaux, de plantes et de grands espaces aux lignes enivrantes. Car telle est la définition de la nature : tout ce qui ne contient pas les humains.

Les Gwich’in, comme tous les peuples autochtones, ont le sentiment profond d’appartenir à leur milieu au même titre que les végétaux qui les entourent et les animaux qu’ils chassent. Les voilà entre les cataclysmiques exploitations pétrolières qui défigurent, polluent et détruisent irréversiblement une partie de l’habitat qu’ils partagent avec les autres êtres vivants, et de grands pans de nature épargnée à préserver totalement de toute déprédation humaine, la leur comprise. De fait, les quotas de chasse leur tombent sur les oreilles de façon beaucoup plus titilleuse que ceux qui s’appliquent aux riches occidentaux assoiffés de safaris arctiques dans la nature pure et belle – bien que pour eux la chasse soit question de survie et de mode de vie et non de loisir : lorsqu’ils ne peuvent pas chasser, ils sont obligés de rentrer dans un système monétaire qui ne les avantage pas et les nourrit en dépit de leur constitution. Par ailleurs, ce monde fou qui les a matériellement vaincus impacte de façon catastrophique leur milieu d’existence : les caribous ont les intestins pourris par les lichens où se concentrent les poisons accumulés par les pluies acides que génèrent de lointaines industries « des quatre coins du monde ». Le pergélisol se délite, effondrant les villages. Les crues du Yukon deviennent imprévisibles et beaucoup plus violentes. Les animaux migrateurs sur lesquels tient toute leur économie de chasse migrent moins et modifient des parcours millénaires : caribous, oies, canards, saumons. Les incendies ravagent la forêt. Dans le même temps les ours blancs descendent au sud, chassés par la fonte des glaces, tandis que les pumas, chassés par la pression anthropique, remontent au nord à la recherche de milieux pauvres en humains et riches en gibier. L’arrivée de ces grands prédateurs modifie un écosystème en transformation constante et tellement accélérée qu’aucun habitant, humain ou non humain, n’a le temps de s’y adapter. Une immense incertitude s’installe, « … Nous sommes emportés par un courant que nous ne maîtrisons pas, le sol s’est ouvert sous nos pieds, il n’y a plus rien de solide qui tienne… »

C’est en effet ce qu’est en train de devenir la condition humaine, tandis que le fantasme mégalomane d’une fraction psychopathe de l’humanité s’écroule, menaçant d’ensevelir dans sa chute une partie du vivant. On a le sentiment que pour Nastassja Martin, les peuples autochtones qu’elle part étudier et surtout dont elle s’efforce d’apprendre détiennent, dans une boîte à outils brisée, certains outils pour réparer l’inimaginable déchirure, la plaie béante que certains humains ont ouverte dans le tissu vivant de la terre et dans l’entendement de leur propre espèce.

Au Kamtchatka, Nastassja Martin fera les mêmes constats, quoique de façon adaptée à une culture pas si différente de celle des dirigeants États-uniens : même injonction paradoxale économique (Il faut exploiter le pétrole et éventrer la terre pour en tirer toutes les ressources minières, il faut préserver la nature sauvage et pure). Au lieu d’être enrôlés comme les Gwitch’in dans l’exploitation de leur propre milieu et encouragés à devenir de bons exploitants, les Even sont valorisés dans toutes leurs manifestations culturelles, c’est bon pour le tourisme et soluble dans le patriotisme, tandis que le fond de leur culture, interagir avec d’autres vivants et l’exprimer, dans une indifférenciation occasionnelle qui reste une fenêtre entrouverte sur « eux et nous » avant la séparation, est surtout encouragé à disparaître. En effet les Even, éleveurs de rennes nomades, ont été sédentarisés et convertis à l’élevage fermé dans les kolkhozes. Pourtant ce qui ressort des deux livres, celui sur les Gwich’in et celui sur les Even, c’est une obscure et souterraine capacité à résister de façon presque végétale à la logique du monde qui les a engloutis. Phagocytés ? On finit par se demander si cette phagocytose foirée n’est pas, potentiellement, une symbiose en devenir, un peu comme celle qui a inclus dans nos cellules ces formidables moteurs d’évolution que sont les mitochondries et les chloroplastes. Car sans avoir pu entretenir et transmettre correctement leur héritage, ces deux peuples qui n’ont de commun que leur milieu de vie subarctique sont restés ancrés à des logiques anté-industrielles, bien qu’ils soient complètement imprégnés de tous les avantages du monde industriel, et surtout celui de l’esclavage des machines, qui fait de chacun et chacune un propriétaire esclavagiste vivant dans le luxe d’une énergie presque illimitée à son service : ils disposent d’armes et de véhicules puissants, de carburant, d’ustensiles en plastique et de boîtes de conserve.

Mais ils rêvent. Mais ils n’ont pas objectivé le monde vivant. Les animaux, dans leur système, sont restés des alter ego, des êtres doués d’intentions et de conscience. Et certains rêves sont des espaces de contact où ces consciences se touchent, échangent de façon intraduisible.

Nastassja Martin, entre ces deux études des autochtones, des sociétés coloniales qui les ont incorporés et des milieux en transformation convulsive où ils se trouvent avec tous les non-humains, a publié le livre qui raconte sa rencontre avec un ours. Elle s’y dispose comme transfuge, passeuse, interprète, croisée vivante des mondes. On a beaucoup parlé dernièrement des transfuges sociaux avec le Nobel d’Annie Ernaux, ou avec Édouard Louis. Un transfuge, si on enlève la dimension de trahison que contient le mot pour quelqu’un qui passe d’un univers à un autre, ne sera jamais autre chose qu’un pont vivant, car il ne peut pas plus quitter complètement le milieu d’où il vient que s’installer vraiment dans celui où il arrive. Dans Croire aux fauves, l’anthropologue expose à nu les différents mondes qui se croisent en elle et au plus profond de sa chair, où se réalise l’indifférenciation originelle du temps où tous les vivants étaient encore dans le même creuset et pouvaient se comprendre, avant que poussent les tours de Babel, et où se concrétise aussi, à travers les destinées d’une plaque, ou plutôt de deux plaques successives pour remplacer l’os de sa mâchoire, la guerre froide.  » C’est une naissance, puisque ce n’est manifestement pas une mort. » Par la vertu de leur violente rencontre, l’ours et la femme, la femme au visage broyé par la gueule de l’ours, l’ours blessé à coups de piolet par la femme qui se défend, un fragment de l’ours habite la femme, un fragment de la femme, sans doute, a été emporté par l’ours.

Du milieu dont elle vient Nastassja Martin dit qu’elle refusait de fournir aux attentes en ce qui la concernait. Sa mère, inlassablement loyale quoique toujours mortifiée, l’a soutenue dans son choix étrange de partir s’ensauvager avec des autochtones dans des coins aussi reculés, mais elle a été la seule. Dans son troisième livre une toute petite fille l’accompagne, éveillant l’écho de la présence maternelle dans sa vie et l’ébauche de ce qui pourrait être une lignée de femmes. Quoiqu’elle ait un salutaire recul par rapport aux prémisses de la science qu’elle exerce, inévitablement surplombante, voire coloniale, et en tout cas imprégnée des points de vue occidentaux sur l’humanité et ses différentes catégories, elle tient au point de vue anthropologique et s’y accroche. Mais elle s’offre tout entière à l’étude des autochtones, et à l’étude des leçons de cette étude, qui pour elle est aussi un apprentissage sans limite. Comme tous les transfuges (entre deux cultures, puis entre le monde des humains et celui des non-humains, et peut-être entre un monde qui meurt et l’autre qui peine à naître), elle reste suspendue entre le monde qu’elle a quitté et celui qu’elle n’arrivera jamais à joindre complètement. Elle est définitivement hybride, un point de rencontre, une interprète, une passeuse. Dans ces trois livres, elle plonge au-delà de la notion même de culture humaine pour toucher les soubassements de toute culture : cette prodigieuse capacité probablement commune aux vivants à élaborer des formes de narration structurantes, des coutumes, des protocoles, des rites, en se servant de matériaux labiles. La seule chose qui soit certaine, au bout du compte, c’est l’incertitude. Nastassja Martin est hors d’elle chaque fois qu’on attend d’elle quelque chose qui va l’enfermer, que ce soit une vie plus conforme ou qu’elle joue le rôle d’intermédiaire, puisqu’elle est devenue miedka, moitié-moitié, entre les humains et les non-humains par le biais de ses rêves, qui ne sont plus seulement ceux d’une simple humaine. Elle est hors d’elle d’être ce cadeau qu’a fait l’ours aux Even. Par paradoxe, elle qui s’expose aussi prodigieusement ne supporte pas d’être prise en otage, et une sorte de colère réactive hante ses bouquins.

Elle revient pourtant avec ces éléments d’avenir, des bribes d’un mode d’emploi du monde en ruine à habiter : tout entre en contact et s’interpénètre. Comme les Even, nous pouvons redevenir ce que nous n’avons jamais été : nous délivrer d’un monde sans rêve et d’éleveurs de rennes originels devenir des chasseurs-cueilleurs. Nous saurons écouter, observer, apprendre, nous apprendrons à marcher sur un sol mouvant. Revenue en France, Nastassja Martin retrouve dans les ZAD la même logique de « retourner en forêt » et rouvrir les contacts et les échanges avec les non humains. Trouver d’autres façons d’habiter en commun la terre. L’une des découvertes les plus intéressantes de son livre « À l’est des rêves » est que lorsque après l’effondrement de l’Union Soviétique « les rêves sont revenus », il n’y avait plus de chamanes. Partir à tâtons et sans mode d’emploi dans la matière discursive des rêves, sans les interpréter, juste en les écoutant en quelque sorte, c’est ce que les Even devenus analphabètes de leur propre langage ont fait, pareils à des enfants apprenant à tâtons l’ancien monde. Redevenir des êtres de métamorphoses dans un monde d’incertitude, ce que sont restés les autochtones, ce que sont les plus pauvres d’entre les pauvres et à peu près tous les non-humains, c’est la boîte à outils que propose la vie pour surmonter ses propres dérapages. On suit Nastassja Martin dans son cheminement brouillé traversé par les éléments, où s’entrecroisent les coulées.

Un couple de grands-ducs niche dans l’écusson, au centre de Montpellier. La nouvelle étonne et ravit : ces grands rapaces d’ordinaire parmi les plus farouches n’ont pas pour habitude de s’installer au cœur des villes. Trois poussins sont nés, l’un d’eux est mort. Nous avons vu l’un des énormes rapaces perché à proximité de la gare, en plein jour. J’en ai parlé à un membre de la LPO, spécialiste des aigles royaux, qui s’en est étonné. La conversation a dérivé sur les merles : au XVIIe siècle, ils étaient si farouches qu’il était rarissime d’arriver à les voir ; ils vivaient dans les cavernes formées par les racines des plus gros chablis, dans les anciennes forêts primaires, ce qui explique leur couleur noire. Un oiseau de l’obscurité profonde. À partir du XVIIIe siècle, les merles ont brutalement changé de comportement et se sont mis à envahir progressivement les parcs et les jardins, au point de figurer aujourd’hui parmi les oiseaux les plus familiers et commensaux de l’humain.

Les forêts primaires européennes ont disparu, mais les merles sont toujours là. Nombreux sont les vivants qui s’adaptent aux circonstances jusqu’à devenir le contraire de ce qu’ils étaient. Les grands-ducs vont-ils progressivement s’installer au cœur des grandes villes ? La nourriture, rats, pigeons, petits chiens, chats, renards, y est abondante. Ce majestueux nocturne est protégé, et le personnel du lycée où il s’est installé a condamné un terrain de sport et formé une vingtaine de médiateurs pour contenir l’enthousiasme des élèves et protéger ces hôtes de marque. Que font les hiboux, qu’on fait les merles ? Comme les Even et les zadistes, ils ont suivi à tâtons la piste de leur avenir. Les oiseaux m’ont fait penser à ce que Nastassja Martin a défriché de l’humain, et qui sans doute n’est pas propre à l’humain : nous voulons de nouveau établir un contact avec les non humains, et ça fait longtemps que les non humains nous côtoient, nous rencontrent, tentent eux aussi d’organiser avec nous une possible vie commune, essaient de nous comprendre, nous résistent opiniâtrement. La catastrophe que nous avons initiée et qui échappe à notre contrôle est aussi, pour eux comme pour nous, un milieu de vie. Notre commun milieu de vie.

Lonnie

Les âmes sauvages, La découverte, 2016
Croire aux fauves, Gallimard, 2019
À l’est des rêves, La découverte, 2022