– Bien que le Rojava se caractérise aussi par une participation totale des femmes, il est très difficile de trouver des écrits de femmes, Kurdes évidemment, mais aussi des autres peuples. Zehra Doğan est une heureuse exception, mais elle est bien seule. Elle parle pourtant beaucoup des autres femmes emprisonnées, des journalistes, elle s’entretient avec Sara Aktaş, poétesse non traduite en France… Est-ce parce que les traducteurs et les traductrices de kurde et de turc sont rares, ou parce que d’une façon générale les traductions d’écrits de femmes sont beaucoup moins demandées dans le monde éditorial ?
– Je réfléchis pour vous répondre, et, à vrai dire, ne connaissant pas les chiffres dans le monde littéraire, ne serait-ce qu’en France, en Europe, je me pose une question. Combien d’autrices sont publiées, pour combien d’auteurs ? Je me souviens qu’Asli Erdoğan a exprimé plusieurs fois une certaine difficulté pour les femmes à être acceptées comme écrivaines. Elle disait lors d’une interview donnée en 2011, «personne ne peut me faire croire que le même livre écrit par une femme serait accueilli de la même façon s’il était écrit par un homme. Bien sûr ils diront : Nous ne sommes pas des machos, nous lisons les écrivains femmes. Bien sûr qu’ils les lisent, ce n’est pas une histoire si simple que ça. Ils n’effacent pas les autrices d’un revers de main, ils pratiquent des méthodes beaucoup plus subtiles. »
Pourtant les traducteurs et traductrices franco-turcs existent. Un certain nombre de femmes kurdes rédigent plutôt en turc. Ce qui est le cas de Zehra. Et pour cause. Pour la langue kurde, entre en compte la difficulté d’accès à l’apprentissage de l’écrit, non enseigné en Turquie sauf sur une très courte période de quelques années début 2000, comme d’ailleurs d’autres langues des peuples minoritaires. Par exemple en Turquie, le Kurde n’étant pas enseigné à l’école, il se transmet d’une génération à l’autre, oralement. Très peu de maisons d’édition, associations, journaux, résistent aux interdits et fermetures… Dans les dernières années, des centaines d’associations, de journaux, de chaînes de télé kurdophones ont été fermés par des décrets promulgués l’un après l’autre, anéantissant tout ce qui avait été bâti autour de la langue, essence même de la culture d’un peuple. Plusieurs ami.e.s kurdes me disent alors, qu’ils-elles ne possèdent parfaitement ni leur langue maternelle, ni la langue turque qui leur est imposée dans leur scolarité. Et celles et ceux qui sont parfaitement francophones ne se sentent pas suffisamment «bilingue franco-kurde», pour se mettre à la traduction.
Oui, dans les prisons turcs se trouve une mine littéraire de toute beauté, et aussi dans la prison que le pays entier est devenu… Il faut les faire évader, il faut les offrir à lire.
–Tous les écrits de Zehra Doğan, ainsi que ses dessins, sont profondément politiques et ont une dimension universelle jusque dans leur élaboration. Ce sont des œuvres de résistance, mais aussi de recréation collective d’un monde solidaire, fraternel, non marchand. Elle souligne ainsi le fait que de la collecte des matériaux à la réalisation, elle fait œuvre commune non seulement avec les autres femmes, mais avec les éléments, la pluie, et les matériaux en jeu, laissant sa part au hasard comme on laisse sur un arbre fruitier, comme on dit, la part des oiseaux. Cependant la machine de la notoriété veut l’étroitesse des noms, même quand ils ne se revendiquent pas, et les limites d’une destinée comme coupée des autres. Certains soulignent le message plutôt que la messagère, mais ils sont rares. Zehra elle-même, dans un entretien avec vous, « Avec Zehra Doğan, une nuit entière de conversations sur l’art », paru dans le magazine Kedistan, revient sur les paradoxes de la notoriété de façon très lucide. Comment contourner les mécanismes de la notoriété pour faire passer l’universalité de l’art, qui dans l’absolu n’a nul besoin de nom, n’en a d’ailleurs eu qu’à une époque récente dans l’histoire ? Comment faire passer ce message profondément politique qui refuse l’impasse des individualités ? Comment utiliser, comme on le dit pour les arts martiaux, la force de l’autre contre lui, et la machinerie de la publicité pour faire passer un message qui la détrône sans que ce soit le contraire qui se passe, que le système marchand, faisant feu de tout bois, fasse aussi une marchandise de ce qui le récuse ?
– Dans une société individualisée à l’outrance où, le nom, l’étiquette, la carte de visite, l’égo prennent le dessus, dur est le combat de Zehra et de tout artiste, ou autre personnalité militante, politique ou autre, qui aurait le sens de l’éthique et mettrait en avant sa cause avant son visage… Je suis très heureuse que vous posiez une telle question, car celle-ci me rassure, me prouve que malgré tout la démarche de Zehra, (que nous essayons de relayer tout simplement, parce que nous l’apprécions) est comprise, au moins par quelques un.e.s….
Je n’ai pas de réponse. Il y a peut être des techniques, des moyens pour contourner les mécanismes de notoriété. Mais je ne les connais pas. Je ne peux vraiment pas vous répondre, car je ne suis spécialiste de rien du tout… Si je demandais à Zehra, elle dirait la même chose je pense.
On apprend tout simplement au fur et à mesure, en avançant au bon sens, en dénonçant comme on peut, en faisant face, parfois en étant profondément et affectivement atteint.e.s, en craignant d’être mal compris.e.s ou volontairement mal interprété.e.s. Je pense humblement que la seule arme serait certainement l’authenticité, la sincérité et la modestie. Parfois ça marche, parfois non. Il faut faire confiance à l’être humain, et cela demande beaucoup de patience et tolérance. Mais nous sommes tous et toutes des êtres humains, avec nos qualités et défauts, non ?
– Dans ses deux livres disponibles en français, Zehra Doğan parle de nouvelles, de roman. Des fictions ? Seront-elles traduites bientôt ?
– Zehra déborde de projets, d’idées… En effet, elle a déjà plusieurs projets en route…
Un recueil de nouvelles qu’elle a écrites en se basant sur l’histoire de vie de ses amies codétenues. Elle voudrait illustrer chacune avec un portrait de l’amie qu’elle peindra de son pinceau. Elle a fait des esquisses, elle a commencé à rédiger les nouvelles pendant son incarcération. Mais, pendant le transfert forcé qu’elle a subi en fin 2018 avec vingt amies, elle a déchiré son cahier par souci de les protéger. «Pas grave, j’ai tout là» dit-elle, index sur la tête, «Il suffit que je puisse me poser une quinzaine de jours, je réécrirai tout. » Nous avions pu recevoir deux nouvelles, que nous avons déjà traduites. L’une seulement, a été lue lors d’une initiative par notre ami comédien, Bernard Froutin. Elles sont encore inédites…
Elle a travaillé aussi sur un projet de bande dessinée, qu’elle a commencée à la prison de Diyarbakır. Elle raconte à travers son incarcération, le quotidien de la prison, parle de ses amies, mais aussi avec des flash-back, de l’histoire de cette prison, surnommé Geôle d’Amed (Amed, nom de la ville Diyarbakir en kurde), un passé rempli de persécutions et de tortures mais aussi d’une résistance historique. Zehra a réussi à sortir de la prison une quarantaine de magnifiques planches, dessinées sur le dos de lettres. Elle projette de finaliser l’ensemble l’été prochain.