Si vous cherchez un roman qui sort des clous et qui raconte des événements à la fois énormes et jouissifs, le dernier roman de Laurence Biberfeld est fait pour vous. Amis de la littérature introspective et de la bienséance, passez votre chemin.
Ce n’est pas tant la narration qui surprend que la langue d’abord, merveilleusement argotique et imagée, et puis ensuite les assassinats, à la fois nombreux et variés, punitifs et jovialement excessifs. Les personnages méritent également une mention particulière, tous chaleureux, divers, enthousiastes et plein de ressources quand il s’agit de renverser les habitudes et les codes qui régissent notre société, tous méchants, laids, bêtes à manger du foin quand il s’agit de défendre la société dans ce qu’elle fait de plus inhumain.
Manichéen, ce roman ? Non, c’est un roman de la transgression, où la guerre sociale que les riches et leurs alliés mènent aux pauvres, aux étrangers, aux marginaux se transforme en guerre tout court à l’initiative des gueux qui en ont assez d’être des victimes et s’en prennent aux boulons qui font tenir la société :
« Désormais on ne se souciait donc plus que d’asservir les pauvres par tous les moyens. Les harceler, les racketter, les chasser comme des lapins de garenne, les intimider, les déshabiller et les affamer. La guerre sociale tombait les masques, enfin. Notre nombre grandissant la révélait pour ce qu’elle était : un simple rapport de force qui pouvait s’inverser. Choisir son camp devenait urgent pour ce tiers de la population globale qui faisait son beurre dans le contrôle, la gestion, le classement, l’éducation, la répression, la surveillance et la distraction des pauvres. »
J’ai cru pendant presque toute ma lecture que je lisais un roman qui s’intitulait « Péter les plombs », mystère de la lecture globale peut-être, et je me disais qu’effectivement Laurence Biberfeld pétait les plombs dans ce texte feu d’artifice. Alors certes, il y a du pétage de plombs, mais il s’agit d’autre chose et ce livre est une sorte de manifeste : la société ne tient que grâce aux boulons, c’est-à-dire tous ceux qui la font tenir, flics tabasseurs, assistantes sociales voleuses d’enfants, contrôleurs des transports en commun zélés, éducateurs abuseurs, chirurgiens expéditifs, et il est temps de s’en prendre aux boulons si on veut changer la société.
Ce texte m’a rappelé l’excellent roman de Donald Westlake, Le Couperet, où un cadre au chômage décide d’éliminer la concurrence pour retrouver un emploi, et le film Get out, où les Noirs sont attirés dans de belles propriétés pour que leur corps soit utilisé dans des expériences improbables. C’est un texte qui de plus n’est pas sans écho avec l’actualité des gilets jaunes, mouvement social puissant et spontané, égalitariste et par bien des aspects anarchisant, ne serait-ce que par la rage des laissés-pour-compte qui l’anime.
La contre-société que met en avant ce roman est un monde bigarré où la fraternité règne, la jeunesse prend son destin en main, la famille est un modèle d’intégration et s’étend à tous de manière généreuse et inconditionnelle. Les étrangers, les gitans, les indigènes y vivent ensemble dans l’harmonie, gèrent des squats où trois à quatre générations cohabitent, et font à manger dans des gamelles immenses des plats issus du monde entier.
« Les gens heureux, même le cul sur une poudrière, même sans avenir, même le flingue sur la tempe, n’ont pas d’histoire. Pendant un mois, la jeep pétarada de squat en bidonville, de camp en zone, de cité pourrie en quartier populaire. C’était une suite ininterrompue de repas en famille, de discussions bordéliques et passionnées en diverses versions de différents patois, de séances de rapine, de cueillette et de maraude adaptées, selon le biotope, à l’espace rural ou à l’espace urbain, d’improvisations musicales sans fin et de soirées qui duraient de la nuit noire jusqu’au petit matin. Pendant un mois, ces adieux ressemblèrent à des retrouvailles. »
C’est clair, on a envie d’y être, on a envie que ce modèle s’étende et que l’autre disparaisse, qu’on en finisse avec la liberté de s’enrichir et qu’on passe à la fraternité généralisée, à l’égalité pour de bon.
Pour ce qui est de péter les boulons, je serais plus réservé, mais doit-on prendre une fable au pied de la lettre ?
François Muratet
Laurence Biberfeld, Péter les boulons, Éditions in8, mai 2019