En ces temps de manifestations contre les violences policières et racistes ici en Europe et là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique, il était urgent de s’intéresser à un écrivain de polar noir, un gars qui, né aux Etats-Unis en 1909, a vécu en France à partir des années 1950 puis en Espagne après 1969, et dont les romans étaient souvent traduits et publiés d’abord en français avant de tenter leur chance là-bas.
Je connaissais Chester Himes notamment pour le remarquable La Reine des Pommes, aussi ai-je regardé sa bibliographie pour savoir quel était son dernier polar. J’apprends qu’il est inachevé et pourtant publié en 1983, soit un an avant sa mort : Plan B. A cette époque, Chester Himes était malade et dans l’incapacité d’écrire, mais il a approuvé cette publication.
J’étais intrigué de lire un roman inachevé, très apprécié des Panthères Noires, parait-il. Bigre. Comme il n’est plus disponible à l’état neuf, j’ai commandé un exemplaire d’occasion.
Ce n’est pas un roman inachevé du fait de la maladie de Chester, contrairement à ce que j’avais imaginé tout d’abord, mais parce qu’il l’avait laissé de côté depuis 1969. Le roman nous emmène donc deux décennies de plus en arrière, à une époque où les Black Panthers théorisaient l’auto-défense nécessaire pour libérer les Afro-américains de l’oppression du pouvoir blanc, et surtout à un moment où le FBI a décidé d’éradiquer le mouvement en commençant par l’assassinat de ses leaders.
C’est peut-être ce qui a motivé à la fois l’écriture et la rétention de ce roman, achevé à mon sens mise à part une ellipse à la fin, car cette histoire forte, hallucinante de violence, de méchanceté et de drôlerie, aurait peut-être été à charge finalement contre les Panthères aux yeux de la Justice blanche.
Plan B est un roman qui parle d’une révolte noire, armée et sanglante, à laquelle le pouvoir blanc répond par une violence décuplée. Démarré comme un polar, le roman vire du côté de la politique fiction. Le lire aujourd’hui montre que le problème noir, qui est un problème blanc dans le fond, n’a pas beaucoup progressé en 50 ans : mêmes injustices, même violence de la police, motivée par la peur et la culpabilité, la haine et l’incompréhension.
Comme dans d’autres polars de cet auteur, on y retrouve Ed Cercueil et Fossoyeur Jones, les deux flics noirs de Harlem, toujours aussi expéditifs et blasés, fatigués de leur métier mais ne sachant pas quoi faire d’autre.
Si ce roman est raccord avec le mouvement Black Lives Matter, il l’est malheureusement moins avec le mouvement MeToo : les femmes s’y font violer allègrement, le plus souvent elles l’ont bien cherché et parfois elles en sont très contentes ! C’est sans doute l’effet d’une écriture qui ne ménage personne, et qui le fait de manière datée, exagérée, mais plus personne n’écrit comme ça aujourd’hui (j’espère), ce qui montre que les temps ont tout de même changé.
On y trouve des personnages tous plus trash les uns que les autres, dont Hoop :
« Il violait les femmes et assassinait les hommes depuis qu’il avait quitté son berceau, ou ce qui en faisait office dans la cabane de métayer où il était né. Et il avait tué à lui tout seul bien plus de petits Blancs allergiques aux nègres et bien plus de salauds de sudistes que le scorbut. »
Le personnage principal du roman, Tomsson Black, de son vrai nom de Georges Washington Lincoln, est un jeune Noir sportif, beau gosse et instruit qui a fait de la prison avant de se politiser : « C’est à cette époque qu’il rencontra des Panthères noires d’Oakland et entra dans l’organisation. Tout le monde l’admirait, avec son béret et son blouson de cuir, sa superbe prestance et sa langue bien pendue, mais lui trouvait les Panthères trop peu organisées et trop lentes à mettre sur pied leur défense. » Alors il fonde sa propre organisation, Les Grands Noirs, puis va faire le tour des pays communistes pour se former, et enfin se lance dans de curieuses affaires avec des employés exclusivement noirs, siphonnant l’argent d’une fondation blanche qu’il a su séduire avec une argumentation sur le nécessaire développement des Noirs pour les sortir de la misère.
Mais trop d’oppression aboutit à la révolte, la guerre des races supplante la lutte des classes (mais elle n’en est peut-être qu’un avatar) et comme une organisation mystérieuse distribue des fusils d’assaut aux Noirs, ça tire beaucoup, dans tous les États-Unis, ce que Chester Himes nous raconte avec jubilation :
« Un factotum noir de Susanville, en Californie, tira sans raison apparente (le fait fut souligné dans la presse locale) sur des membres du Ku Klux Klan occupés à brûler une croix sur la pelouse de la pension où il logeait. Accoudé à son balcon, il en abattit neuf l’un après l’autre ; le dernier, bien que grièvement blessé, parvint à s’échapper. »
Les Blancs ne sont pas en reste. Pour éliminer un tireur embusqué dans une prison, les autorités essayent d’engager un char puis elles y renoncent, et « tombèrent d’accord sur le principe d’un bombardement : il fut fait appel à un B52 du terrain d’aviation de Wright, et la prison de Coyahoga fut rayée de la carte ».
La radicalisation des Noirs contamine en retour les Blancs, particulièrement dans la police, ce qui ne nous étonnera pas : « la tendance irrépressible des forces de l’ordre à vouloir tuer plus qu’il n’était nécessaire fut responsable de cinq fois plus d’innocentes victimes blanches que n’en avaient abattu les meurtriers noirs eux-mêmes. Il devint bientôt évident aux yeux de tous que les forces de l’ordre des Blancs réussiraient à décimer leur propre race si on ne les arrêtait pas. »
Plan B, B pour Black, est un roman vraiment étonnant, à la fois daté et d’une actualité toute pimpante, une merveille d’écriture noire et désespérée, drôle et déboutonnée, un ovni littéraire qui nous parle de guerre raciale à balles réelles, comme pour voir ce que ça pourrait être, comme une expérimentation par la fiction d’un futur cauchemardesque qu’il faut éviter à tout prix, comme pour dire déjà, il y a 60 ans, que la vie des Noirs compte.
François Muratet
Plan B, Chester Himes, Editions Lieu commun, 1983, réédité au Seuil en 1985