En ouvrant ce livre on coule dans l’enfance de la narratrice, un long chagrin sans révolte, parsemé d’émerveillements et tout entier aimanté comme un héliotrope par le soleil. La petite Vanina est bien trop petite pour aller au couvent, elle y reste pourtant le plus gros de l’année, entre ces murs sombres qui lui occultent la lumière et la chaleur dont elle a tant besoin. Elle « va sur ses dix ans », et cela fait trois ans qu’elle y est. Quand le livre commence, elle se trouve avec son père sur le cheval qui l’y ramène une fois de plus, et elle ne dit rien, pas plus que ce père mutique qu’elle aime elle aussi muettement. On ne saura pas pourquoi cette séparation si précoce d’avec ses parents. Le chemin se déroule, qu’elle connaît par cœur, comme les alinéas d’une sentence, jusqu’à la condamnation de la séparation, toujours un paroxysme refoulé de désespoir. Et pourtant la fillette boit littéralement le paysage qu’elle parcourt ainsi, et le plaisir profond d’être avec son père :
« Il y avait une longue route qui menait au couvent et moi sur le cheval de mon père, tout contre lui sur le cheval, bien prise entre les rênes partagées sur lesquelles jouaient les mains de mon père. »
Le style est ainsi, sobre, mélancolique et précis, s’efforçant de ne pas oublier un détail ni du paysage, ni des pensées enfantines de Vanina qui se résument à des craintes superstitieuses, le chagrin et la hantise d’être bientôt séparée encore une fois de ses parents, la pleine immersion dans les endroits qu’elle traverse et la lumière du soleil. Et la montagne naît ainsi pour nous qui la lisons par le regard d’une enfant qui en redoute les ombres, pour qui la mer n’est encore qu’un horizon incroyablement bleu, qui en chérit les parfums et la pleine clarté. C’est une enfant d’une innocence effrayante, elle est au premier degré, et la vie peu à peu lui enseigne les nuances et les faux-semblants des vivants, les caprices impérieux de la mort. Pour la détourner de ceux qu’on aime, on offre à Dieu des cadeaux de substitution, en vain :
« Cambio, Seigneur, prenez le chat. »
Nous longions les longs couloirs sombres qui menaient aux dortoirs.
« Cambio, le chien. »
Pendant l’acte de contrition, à genoux sur la carpette, j’échangeai la chèvre, la Secca, et son petit.
Un silence mystérieux emplissait le dortoir. Zia Francesca m’avait dit que les gens ne savaient ni voir ni entendre. Mon oreille aux aguets distinguait les sons qui signifient bien qu’on réclame quelqu’un.
Vite il fallait quelque chose encore, quelque chose d’important.
« Cambio, Seigneur, le cheval de mon père. Et laissez la femme à l’ombrelle. »
On comprend que Vanina aime tant la lumière impitoyable du soleil. Elle ne comprend pas beaucoup de choses, elle est naïve et confiante, elle n’a peur que de l’ombre et des ravines profondes. Elle puise le monde aux lèvres de ceux qu’elle aime, comme Zia Francesca :
« J’aimais bien entendre parler Zia Francesca. Alors les choses venaient à moi, se détachaient de la monotonie des jours. Elles avaient leur couleur, leur saveur. Et ce qui me plaisait encore chez elle, c’est qu’elle faisait taire les hommes. »
Mais la mort s’invite, et les religieuses pourraient bien ne pas tenir directement leur parole de Dieu. Ainsi s’effondrent, comme des confiseries cristallines, les premiers piliers d’une foi naïve dans la vie, en Dieu. Plein soleil est un très beau roman sur l’enfance, sur la montagne corse, sur une société d’hommes sombres et taiseux et de femmes sauvages et volubiles dont l’univers superstitieux et plein de mystère donne à la petite des outils infonctionnels pour comprendre le monde qui l’entoure. Vanina emprisonne le ravissement dans des jeux de mémoire où elle file un émerveillement avec l’autre, afin de les susciter à volonté dans l’ombre du couvent.
« Chaque fois que j’avais pensé à elle, mes journées au soleil étaient revenues. Aussi je pris l’habitude de mettre ensemble Bupia et Flaminia. Puis j’essayais de faire chanter en moi les bracelets. Alors parfois elle venait. Et avec elle tout jaillissait d’un seul coup, pour ensuite se dérouler dans mon souvenir, lentement. »
La radicale insoumission de Vanina concerne le rapport au soleil, féroce et dangereux pour les femmes, souverain et bienfaisant jusque dans ses excès pour elle, qui donne parfois l’impression de vouloir parfois s’anéantir dans sa lumière. Pour le reste, elle est sans révolte et se contente d’aimer ou de ne pas aimer, sans que ses sentiments trouvent l’exutoire d’un mot. Mais comme elle regarde, écoute et ressent ! Marie Suzini, sans contrainte, nous entraîne sur les sentiers, les ombres et les lumières d’une enfance, à pas tranquilles et précautionneux, et c’est un profond plaisir de la suivre.
Lonnie
Plein soleil de Marie Suzini, Ed. du Seuil, 1953.
Photo © Adèle O’Longh