Plus haut que la mer
de Francesca Melandri

Plus haut que la mer est cette petite île où se trouvent plusieurs établissements pénitentiaires, dont une véritable forteresse réservée aux prisonniers les plus dangereux. Pour y accéder il faut partir d’une autre île bien plus grande, et seule une piste défoncée et périlleuse à flanc de falaise conduit à la forteresse. Le livre s’ouvre sur l’impression puissante que fait aux prisonniers y arrivant l’impérieuse présence de l’île, ses parfums surtout, le sel de mer, le figuier, l’hélichryse, puisqu’ils y sont débarqués de nuit. Certains traîneront sous les coups de pieds et de bâtons des matons pour sentir encore un peu cette odeur qui leur rappelle, sous un ciel sans lune mais criblé d’étoiles, à quel point ils sont encore vivants.

Y débarquent les visiteurs des différentes prisons, une vingtaine, ce jour de la fin des années 70, en pleines années de plomb, entre l’assassinat d’Aldo Moro et l’attentat de la gare de Bologne. Deux d’entre eux, un homme et une femme, vont à la forteresse. L’homme, un professeur d’histoire et de philosophie qui n’enseigne plus, va voir son fils enrôlé dans le rêve révolutionnaire et qui a exécuté plusieurs personnes. Il est en prison depuis trois ans. La femme, une paysanne, rend visite à son mari, une brute débridée emprisonnée pour avoir tué à mains nues un compagnon de beuverie, et dont la peine s’est encore alourdie car il a fait la même chose avec un surveillant. Lui est enfermé depuis dix ans. Tous deux ont été transférés récemment. Un gardien, Nitti, dont la prison est en train d’émietter peu à peu l’humanité, les accompagne au long de ce séjour qui se complique et se prolonge : un accident, une tempête, et voilà réunies toutes les composantes d’un huis clos. Sauf que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. C’est même le contraire.

Paolo a perdu sa femme, rapidement morte de chagrin après l’arrestation et surtout la révélation des horreurs perpétrées par son fils. Il a perdu aussi son fils, cantonné au rêve guerrier d’embraser un pays dont la population ne se soulève pas et que les forces les plus régressives mitent de toute part. Son fils, dans ce rêve borné, a perdu toute humanité. Pour sa part, le père, obstinément vivant mais n’étant plus que le fantôme de lui-même et se sentant coupable de ce qu’est devenu son enfant, emporte partout avec lui une coupure de presse montrant la photographie d’une petite fille de trois ans à l’enterrement de son père. La voix de sa femme et l’enfance de son fils le hantent et le font tenir debout.

Luisa, elle, est une paysanne sans instruction. Elle a épousé à dix-huit ans un homme dont elle était amoureuse et qui très vite s’est révélé être d’une violence cataclysmique. C’est une femme qui ne se pose pas de questions, elle endure et avance, mais quand son monde a basculé et qu’elle s’est retrouvée seule à faire marcher la ferme avec ses cinq enfants, elle a ressenti une sorte de soulagement. Elle ne manque pas de courage et elle est dure à la peine. Elle pense lentement, avec méthode, elle est peu loquace. La vie est devenue très dure mais elle n’est plus effrayante, et puis ses enfants ont grandi, l’aînée a vingt ans, le plus petit onze, ils l’aident à la ferme et elle peut les laisser seuls désormais. C’est pourquoi elle ne panique pas – la panique d’ailleurs lui est étrangère –, quand elle se retrouve coincée sur l’île.

Nitti, le gardien, a une femme qui s’inquiète pour lui, deux enfants. Autrefois il se livrait, mais lentement il est devenu taiseux et sombre, et elle ne sait plus ce qui se passe en lui, si elle le devine. Entre ces quatre personnages vont se tisser des liens délicats, comme si la violence débridée des hommes, la violence déchaînée des éléments ne pouvait rien contre ces élans subtils, ces passages d’informations tacites, cette prévenance antique qui les unit. Et très doucement, avec un respect tâtonnant car ils sont aux antipodes les uns des autres, brisés chacun à leur manière, plusieurs choses vont se dénouer en eux et entre eux, des prises de conscience, des révélations, ils vont faire un grand chemin pendant ce jour, cette nuit, cet autre jour. Ce qui se passe entre eux est une métaphore de l’île, une terre isolée de leur existence, cernée par les eaux furieuses, mais un grand pan d’existence aussi, qui s’arrête non loin de l’endroit où elle commence, et rien ne sera jamais plus comme avant.

Et il y a la beauté de ces instants et de cette île, magnifiquement chantée :
« Durant l’été, le soleil avait réchauffé la petite crique comme une casserole et l’eau n’était pas froide. Là-dedans, la mer haletait pesamment, comme un ours dans sa tanière.
Le vent était un peu moins fort que quelques heures plus tôt, même si les hauts nuages gris étaient toujours tendus et agités. Ils commençaient pourtant à se lacérer d’accrocs d’où tombait la lumière comme par les lucarnes d’un grenier. Là et seulement là, la mer couleur peau de requin s’éclairait de taches bleu turquoise. »

Et puis il y a plusieurs moments de magie pure, comme celui pendant lequel Nitti emmène les visiteurs dont il a la garde (ils pourraient en profiter pour fomenter une évasion) à la pêche au bar :
– Avec le ressac, le bord de l’eau s’oxygène et les petits poissons viennent jusqu’au rivage. Sardines, saltarelles, merluchons… Alors le bar part à la chasse et nous, pan ! On l’attrape au milieu de toute cette pagaille. »

Le livre s’ouvre un an avant, et nous offre un épilogue trente ans plus tard, qui est une façon de ne pas abandonner comme ça ces personnages qui nous sont devenus si proches. L’autrice s’est inspirée très directement de l’île d’Asinara, surnommée l’Alcatraz de la Méditerranée, juste en face des côtes de Sardaigne. Cette île, une fois le pénitencier fermé, est devenue un parc naturel, comme le mentionne le roman. On y retrouve les chevaux sauvages et les ânes nains dont elle parle.

Lonnie

Plus haut que la mer, de Francesca Melandri, Gallimard 2015, traduit de l’italien par Danièle Valin

Illustration © Adèle O’Longh