Photo © Adèle O’Longh - Écritures de nuit

Propre
de Alia Trabuco Zerán

Ce roman où une domestique dévide le fil des sept dernières années écoulées se présente sous la forme ambiguë d’un long interrogatoire qui est peut-être un monologue intérieur, empruntant cette forme claustrale qu’a pris son existence depuis son embauche, et peut-être est-ce elle qui enquête aussi cruellement sur elle-même. La fillette de ses patrons vient de mourir, on subodore sa responsabilité dans cette mort, et elle raconte sa vie de bonne. Comment, pourquoi, quand, elle retourne aux sources et aux moindres détails pour expliquer, à elle-même ou à des flics obtus et malveillants, non pas de quoi elle est coupable mais comment s’est déroulée sa vie depuis qu’elle est entrée dans cette famille. Et cette enquête méticuleuse passe tout autant par les faits qui se sont déroulés que par la façon dont elle les a reçus émotionnellement. Ainsi la première fois qu’elle fait glisser la porte coulissante, dans la cuisine, qui donne sur son logement minuscule dans cette maison bourgeoise :

 » J’ai fermé la porte derrière moi et suis restée immobile, les lèvres brusquement sèches. J’ai senti mes jambes fléchir et me suis assise au bord du lit. Alors j’ai eu une sensation… comment la décrire ? Comme si je n’étais pas encore dans cette chambre et que je regardais de l’extérieur la femme que je deviendrais à partir de cet instant : les doigts entrelacés sur sa jupe, les yeux piquants, la bouche déshydratée, la respiration agitée. « 

Dans cette maison, dans cette chambre, Estela va rester sept ans. Elle vient d’un village pauvre de l’île de Chiloé, au climat frais et humide, et c’est pour « agrandir la maison de ma mère, construire une nouvelle pièce, une nouvelle salle de bains pour moi… » qu’elle est venue s’exiler à Santiago, plus de mille kilomètres au nord, avec la détermination de rester juste le temps qu’il faudrait pour gagner l’argent nécessaire, puis retourner chez elle. À Santiago il fait chaud et sec, et nombre de bourgeois emploient des domestiques comme elle venues de villages lointains.

La mère d’Estela était domestique elle-même à quatorze ans, mais à Ancud, sur l’île. Elle partait le matin avant l’aube, revenait le soir tard. Elle était très hostile à la décision d’Estela de s’engager, lasse de la misère et à plus de trente ans, comme domestique. Mais sa décision était prise.
Tout le roman est tissé de faits beaucoup plus vastes que le destin individuel d’Estela, de ces murailles d’acier invisibles qui séparent les riches des pauvres, de ces hiérarchies perversement blessantes, semblables à des barbelés. La violence est omniprésente, violence de l’injustice et de l’inégalité d’abord, mais aussi, peu à peu, celle plus visible et crue qui se déchaîne dans le pays. La violence s’installe entre les protagonistes, entre Estela et la petite, l’enfant dont elle s’occupe, entre Estela et sa propre vie qu’elle n’habite pas vraiment mais qui l’étouffe comme un vêtement trop petit, la violence se déverse de la télévision où un homme s’immole devant une banque, où les manifestations se généralisent.

Il y a le monde de ceux qui sont dépouillés de leur propre vie et le monde de ceux qui possèdent la vie des autres. Estela va rencontrer une chienne, puis un jeune homme qui lui aussi a dû s’exiler d’Antofagasta pour travailler à la station-service du supermarché, car il en avait marre de la mine. La chienne, souvent couchée à ses pieds, est maigre, hirsute et galeuse. Le jeune homme, Carlos, en a une bien bonne à raconter, qui ne fera rire que ceux qui ne disposent pas de leur vie. Ainsi Estela fait entrer un peu de son monde à elle dans le monde de ses patrons, un jour où elle ouvre à la chienne la porte de leur maison.

Peu à peu tout semble se dérégler, la musique discordante de la folie s’invite dans un quotidien carcéral. Venue pour quelques mois, Estela ne retourne plus à Chiloé, pas même pour ses congés. Une sorte d’orgueil mâtiné de désespoir l’en empêche. Et le temps passe, grinçant, tandis qu’elle s’écarte de plus en plus d’elle-même, sans jamais pourtant passer sur l’autre bord, celui où elle ne trouverait plus les humiliations odieuses, celui où elle ne souhaiterait plus voir sa patronne morte, où elle cesserait de juger de ce qu’elle voit. Car elle est un témoin privilégié de ce qu’occulte le statut de ses singes : l’égoïsme, la férocité, la dissociation aussi, comme pour elle, qu’elle voit chez sa patronne, avocate brillante qui mange diététique mais s’envoie en cachette fromage, pain et verre de blanc, avant de se bourrer de somnifères. La férocité de son patron, qui dresse sa fille à ne pas s’écouter, à ne pas écouter qui que ce soit d’ailleurs, à avoir l’inflexible volonté qu’il faut pour réussir dans la vie, c’est-à-dire marcher sur des cadavres pour arriver au but. Dès quatre ans la petite devient une mini patronne avec Estela, mais elle est à l’os, exténuée et en burn out de devoir sans cesse faire des preuves au-dessus de son âge. Et elle a intégré la leçon : il faut écraser les autres pour prouver sa valeur.

Le roman est fait d’allers retours entre la condition présente d’Estela et les réminiscences de son enfance avec sa mère. Les mains de sa mère, avec qui elle dormait enfant, qui ne se reposaient jamais, continuant à travailler pendant son sommeil le plus lourd.

Le présent glisse progressivement dans une sorte de démence, la machine s’emballe. Les actes de révolte échappent à Estela, qui sont comme des jets de vapeur de son aspiration contrainte et pugnace à la liberté. Elle ne peut plus mettre d’argent de côté pour rentrer car sa mère est tombée, c’est du moins les nouvelles qu’elle en reçoit, et elle se retrouve prise au piège dans un contexte de plus en plus violent. Arrivent des évènements étranges, comme autant de présages du pire à venir, un figuier qui meurt, des rats qui pullulent, le mensonge et la dissimulation qui s’installent. Des actes de folie. Une trahison. La mort qui toujours, disait sa mère, frappe trois fois, et Estela se met à compter les morts. Dans un crescendo implacable, on arrive à la fin de cette longue confession, pour comprendre que les apparences sont trompeuses, et que le pire crime est celui d’être née et d’être, peu importe ce qu’on a fait ou pas. Il fallait juste ne pas se trouver là, dans sa propre vie, pour échapper à la machine aveugle et sourde qui vous prend par le collet, depuis votre premier souffle peut-être, pour vous punir absurdement.

Dans un style vif et soucieux de coller à l’essence des mécanismes systémiques de domination en exprimant les émotions les plus intimes et les plus secrètes d’Estela, Alia Trabucco Zerán réussit parfaitement non seulement à mettre à nu son personnage, mais tout ce qui le piège et l’écrase, sans jamais lui enlever son humanité, au contraire :

 » Je me demande ce que j’espérais. Je fantasmais, j’imagine, à l’idée de garder ce secret jusqu’au jour où je quitterais la maison et où elle viendrait avec moi. Qu’est-ce que vous croyez ? Que la bonne ne rêvait pas de partir ? Ça oui, ça aurait été une fin merveilleuse : la domestique sans uniforme, courant dans la rue arborée avec la chienne derrière elle, la sale chienne, tirant la langue, les poils au vent. «

Lonnie

Propre, de Alia Trabuco Zerán, traduit de l’espagnol (Chili) par Anne Plantagenet, coll. Pavillons, Ed. Robert Laffont, 2024

Photo © Adèle O’Longh – Série Écritures de nuit