Asli Erdoğan a rédigé ce texte durant son exil en Allemagne. Seule une prose poétique pouvait nous dire le bleu nuit d’Istanbul mêlé de boue et d’or, et nous convier à suivre les méandres du cœur pour mieux capter l’indicible des mots, ces mots qui expriment avec pudeur le chaos du monde.
« Les mots s’approchent de la nuit en silence, hésitant à briser la rondeur du sommeil (…) ils parcourent la nuit des hommes (…) traversent d’interminables rues, les sentiers brûlants des enfers… Et les voilà qui traversent ma nuit, telles des comètes éteintes, portant sur eux le poids du monde, dans l’accomplissement de ses mille destins. »
Bien qu’il soit rédigé à la première personne, c’est notre humanité que convoque ce texte, ce qui nous compose, nos origines, la nuit qui a précédé notre naissance et celle qui nous entoure. Pour l’auteure, il y a nécessité d’écrire « le labyrinthe de la nuit », la solitude, la peur de l’abandon. « J’écris. J’écris afin de pouvoir continuer de croire qu’existe en moi un être qui jamais ne m’abandonnera, ni ne disparaîtra. Je tisse des murs de mots pour clore les brèches de l’existence. ». Du fond de la nuit, parfois, surgit une lumière, inattendue, comme cette simple inscription sur un ticket de caisse : « Je te souhaite une belle journée et un bel été (…) J’ai souri comme je n’avais pas souri depuis des années, un sourire étincelant, rayonnant de bonheur. »
Les pensées d’Asli Erdoğan errent dans les ruelles de Galata, « artères de la vie, couleur de cœur, aux innombrables destins coagulés ». L’aube n’est pas loin et même si « le monde, lui, ne semble pas encore avoir fini sa nuit », la lumière est là « qui dit que tout est infiniment beau… »
Elisabeth Dong
Requiem pour une ville perdue, Asli Erdoğan, Actes Sud, 2020
Photo © Adèle O’Longh