Le dernier roman d’Hannelore Cayre est un roman décoiffant qui nous fait vivre deux histoires passionnantes au XXIe et à la fin au XIXe siècle. Deux histoires liées bien sûr. Tout est réussi dans ce roman, aussi bien les intrigues, que les personnages, les ambiances, et en plus c’est drôle, et c’est tellement juste, c’est emportant, au sens où ça nous emporte, on adore la narratrice, on est admiratif du travail de l’auteure.
C’est un roman à rebours des poncifs, des lieux communs qui font la magie et (parfois) la lassitude du roman noir, on est loin des stéréotypes concernant les personnages et ce qui leur arrive. Ils sont tous ambivalents, faibles et résolus, avec des rêves en tête et des accomplissements plus ou moins branlants.
J’hésite à parler du sujet de ce roman, car tout est une découverte dès les premières lignes. Il évoque les îles au large du Finistère, le siège et la Commune de Paris, un trio de femmes activistes, les affairistes crapuleux qui vendent sans remords du pétrole toxique, la lignée d’une famille bourgeoise qui accumule du capital comme les pauvres accumulent des emmerdes. On est surpris de la justesse du ton, de l’originalité du propos, du décalage des postures, du contenu revendicatif enthousiasmant, entre la plateforme de la CGT et celle de Greenpeace, avec une forte dose d’Action directe et de féminisme radical.
Un extrait du tout début du roman :
« Je suis néanmoins sûre que c’est nous que sa disparition affectait le plus. C’est qu’on s’y était attachées, à la vieille, surtout vers la fin où elle débloquait au point de nous chanter toute la journée, on ne savait pourquoi, Les Nuits d’une demoiselle de Colette Renard :
Je me fais sucer la friandise
Je me fais caresser le gardon
Je me fais empeser la chemise
Je me fais picorer le bonbon
Ce qui, à quatre-vingt-dix-huit ans, vous l’avouerez, ne manque pas de panache.
Quoi qu’il en soit, cela faisait quatre jours maintenant qu’elle était décédée et que j’étais devenue riche. Inimaginablement riche. Du coup, parce que les riches sont toujours pressés, je n’avais pas que ça à faire, glander dans un cimetière. Notre avion partait dans six heures pour notre nouvelle maison sise les îles Vierges britanniques – paradis fiscal –, et lundi prochain, parce qu’il est toujours important de faire commencer la fin du monde un lundi, on se mettrait au travail. »
Cette fin du monde, on ne la verra pas dans ce roman (peut-être dans le prochain ?), car à partir de là, l’histoire est une sorte de grand flash-back. Mention spéciale pour le récit des efforts de la bourgeoisie du Second empire pour acheter des hommes, c’est-à-dire des remplaçants, qui éviteront à ses rejetons de mourir à la guerre ou de perdre des années à faire bêtement le soldat, un grand moment de lecture et de sidération.
Blanche, la narratrice, est une sorte de Robin des Bois, sans arc mais avec des béquilles, elle a une idée assez barrée pour faire régner la justice dans un monde qui en a bien besoin, et on a envie de dire « Vas-y, Blanche, on est avec toi, pas de pitié ». Car Blanche, on l’apprend dès le début comme le montre l’extrait, est devenue très riche, ce n’est pas tant une histoire de chance que de volonté, et c’est le chemin vers ce succès qui va en appeler d’autres, plus destructeurs, que nous raconte Hannelore Cayre, un chemin qui nous fait vivre avec les nantis des beaux quartiers peu avant la guerre de 1870 et les gens simples d’Ouessant aujourd’hui, avec les révolutionnaires de la Commune et les employés des services de reprographie juridique qui lisent ce qu’ils ne devraient pas lire, qui apprennent des choses qu’ils ne devraient pas savoir, qui décident de prendre le destin de l’humanité en main alors que plein de gens ont été élus et sont payés pour ça.
Un roman vraiment réussi, un plaisir de lecture garanti, une joie revancharde contre les avanies de notre époque.
François muratet
Richesse oblige, Hannelore Cayre, Editions Métailié, 2020