Claire, à dix-sept ans, se retrouve enceinte de cinq mois sans l’avoir prévu. Elle vient à peine de prendre son indépendance par rapport à une famille paysanne peu concernée par ses passions ou ses problèmes. Dès le début du film on la voit échanger des choux contre des peaux de lapin, et enfiler des poids sur un fil tendu par une patte de lapin. La seule personne à qui elle se confie, par lettre, est son amie Lucile, qui appartient à une famille aisée, les châtelains du coin, chez qui elle a l’habitude d’être accueillie.
Claire travaille comme caissière à l’Intermarché, où elle est aussi mal entourée qu’en famille. D’où lui vient ce mystérieux sens de la beauté auquel elle s’arrime, et qui lui permet de garder le cap en dépit de tout dans un désert humain sans espoir ni merci, on l’ignore. Elle brode le soir, et c’est le seul moment où elle s’appartient.
On la voit rouler en mobylette jusqu’au cabinet d’une gynécologue éloignée qui lui donne un congé maladie de dix jours. En allant retrouver Lucile à la propriété, elle s’aperçoit que le frère de celle-ci, Guillaume, pour qui elle a un béguin visible comme le nez au milieu de la figure, a le visage tout éraflé du côté droit. Elle apprend ainsi qu’il était avec Ishram Mélékian quand celui-ci est mort dans un accident de moto.
Ishram était brodeur et travaillait avec sa mère, une brodeuse d’origine arménienne qui a été des années chez Lesage et continue d’en recevoir des commandes, ainsi que celles d’autres couturiers prestigieux comme Lacroix. Claire, qui a la passion de la broderie mais pas son CAP de brodeuse, s’était déjà présentée un an plus tôt chez madame Mélékian. Cette fois, la mère dévastée par la mort de son fils a besoin d’une brodeuse pour une commande de trois semaines. Malgré ses hésitations la jeune fille suit les conseils de la mère de Lucile et Guillaume : elle se présente chez elle pour lui proposer ses services. Sans regarder le travail qu’a apporté Claire, madame Mélékian la prend à l’essai. À partir de là va se tisser, entre cette mère qui a perdu son fils et cette adolescente qui ne veut pas de l’enfant qu’elle porte, un lien tâtonnant où sans qu’elles s’épargnent le moins du monde, l’estime réciproque prend peu à peu ses quartiers. Et ça ne se fait pas du jour au lendemain, car madame Mélékian, dans un sursaut de douleur, tente de mettre fin à ses jours, et elle est sauvée par Claire. L’adolescente, d’abord, ne lui pardonne pas de l’avoir abandonnée. Car Claire fait des erreurs dues à la maladresse : sa broderie ne tient pas, elle déchire un travail précieux et bien avancé. Elle est en outre sans la moindre délicatesse dans ses rapports avec les autres, allant droit au but et livrant sans fard ses états d’âme.
Mais au fur et à mesure qu’avancent à la fois le temps et le travail, les deux femmes progressent aussi vers des acceptations parallèles : celle de la mort d’Ishram, celle de la naissance prochaine.
Au début, Claire est bien décidée à accoucher sous X. La gynécologue qu’elle a été voir lui a laissé, lors de l’échographie qu’elle a refusé de regarder, un cliché du bébé et la mention écrite de son sexe, que Claire n’a pas voulu entendre mais qu’elle lui a demandé d’inscrire. Elle ne cesse de trimballer dans la poche de son manteau cette enveloppe qu’elle craint de perdre mais ne veut pas ouvrir.
Beaucoup de choses sont émouvantes et bien posées dans le film. Dès les premiers jours madame Mélékian s’aperçoit que la jeune fille est enceinte, même si elle se garde d’aborder le sujet avant qu’il vienne sur la table. Plus tard dans la saison, et alors que le ventre de Claire s’est considérablement arrondi, elle enlève son manteau, ouvre son gilet et se place de profil lors d’une visite de sa mère, sans que celle-ci comprenne (« Qu’est-c’y a ? ») Mais ce n’est pas une substitution de mères à laquelle nous assistons. Plutôt au passage dans un âge adulte choisi.
D’hommes il n’est guère question dans ce film où les femmes cherchent leur chemin et prennent leurs responsabilités. Le père du bébé est expédié dès le début du film comme le prototype parfait du mec qui sert à rien. Quant à Guillaume, incarné avec sensibilité par Thomas Laroppe, il passe comme une grâce légère, légère et bienvenue dans la vie de Claire. Son père, joué par Jacky Berroyer, offre pareillement des moments suspendus, heureux.
Les deux interprètes principales, Ariane Ascaride et Lola Naymark, crèvent l’écran à travers cette suite de plans moyens ou serrés, dans le clair-obscur de l’atelier ou les couleurs éclatantes de la campagne alentour. Lola Naymark, dont c’était un des premiers rôles, ne se contente pas de promener sa beauté de vierge du Quattrocento tout au long de sa grossesse. Elle joue avec une délicatesse et une subtilité rare cette jeune brute déterminée et perdue qui ne peut empêcher son visage de sourire à la pluie, au désir, au contentement, à un tube des Louise attaque, ni des larmes enfantines de la déborder quand une brusque détresse s’empare d’elle.
Quant à Ariane Ascaride, elle se tient, toute en retenue, attentive et tirée peu à peu du plus profond de son deuil par la présence inespérée de cette jeune femme, à l’arrière-plan. Claire lui renvoie les lointains échos d’une jeunesse où, comme elle le dira à demi-mot, sa grossesse n’était pas non plus une bonne nouvelle. Pareille à un soleil noir, peu loquace, intensément présente et pleine d’autorité, elle diffuse pourtant compréhension et douceur secrète.
Au début les deux femmes brodent séparément, mais après que Claire ait offert une étole par elle brodée à madame Mélékian, elles semblent se retrouver dans la même dimension et commencent à travailler vraiment ensemble, penchées l’une en face de l’autre sur un canevas, ou l’une à côté de l’autre, comme dans un des magnifiques derniers plans du film où on voit leurs visages parallèles à travers les constellations d’une broderie en cours.
Le violon de Michael Galasso donne une grande densité à ces scènes faussement banales, pareil à un chant torturé de tout ce qui se passe sous la peau quand presque rien ne semble se passer.
Lonnie