Ce documentaire remarquablement clair et méthodique, en accès libre, revient sur la terrible journée du 25 mars 2023 autour d’une mégabassine en construction située sur la commune de Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres.
Les faits : en mars 2023, le collectif Bassines non merci, les Soulèvements de la Terre et la Confédération Paysanne appellent à une grande manifestation contre le chantier d’une mégabassine à Sainte-Soline. Il est à noter, et c’est toujours d’actualité, que la Justice n’a pas encore rendu ses décisions sur les recours déposés, mais que comme ça arrive trop souvent, le carnage environnemental du chantier a commencé et continue aujourd’hui. Une précédente manifestation avait eu lieu en octobre 2022, rassemblant entre 4 et 7000 manifestants déterminés qui malgré les 1700 militaires, leurs nombreux véhicules et les 6 hélicoptères avaient mis à bas la palissade du chantier. Les affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants avaient alors fait une centaine de blessés.
S’appuyant sur les images de 9 reporters indépendants, dont Partager c’est sympa, Blast et Le Média, entrecoupé de témoignages de syndicalistes, de porte-paroles des mouvements impliqués, d’élus, de manifestants et manifestantes dont 4 blessés parmi les plus graves, de médics et de médecins bénévoles, illustré par des vues aériennes, le récit s’organise avec une grande précision. Pour les passages sur les manifestants grièvement blessés ce ne sont pas des photographies ou des vidéos qui illustrent l’horreur mais des dessins, assez réalistes pour qu’on reconnaisse très bien les personnes, assez stylisés pour permettre une distanciation. On aurait d’ailleurs apprécié de connaître le nom de la personne qui les a dessinés avec tant de délicatesse, de pudeur et d’exactitude.
Les scènes commencent la veille, lorsque les paysans en tracteur déjouent les barrages policiers pour aller se poster à la base arrière, un champ mis à disposition par un paysan membre de la Confédération Paysanne, à Vanzay, à 6km environ de la bassine, avec plusieurs centaines de manifestants. Les tentes s’installent dans une ambiance festive, les barnums se montent. Sans surprise, la manifestation a été interdite, et Benoît Jaunet, porte-parole de la Conf’, s’entendra dire à la frontière du département par les gendarmes de la Vienne qu’il rentre en zone interdite. Bien que le convoi soit extrêmement pacifique, on l’avertit : « Vous ne vous rendez pas compte de la violence que vous allez déchaîner en y allant. » On ne peut mieux dire. Mais cette heure est encore celle des réjouissances : d’être passés, d’avoir trouvé un lieu où se rassembler, d’être ensemble. Julien le Guet, porte-parole de Bassines non merci, a été en garde à vue quelques jours plus tôt et s’est vu notifier une interdiction d’aller sur la commune de Sainte-Soline. Il est cependant à Vanzay et accompagnera les cortèges le lendemain jusqu’à la frontière communale.
Pendant ce temps, une véritable manipulation de masse se met en place sur les médias mainstream. Le Ministre de l’Intérieur monte sur les plateaux télé, complaisamment reçu, et détaille le dispositif mis en place pour contrer les manifestants. Il avertit et prévient la « très grande violence » à venir, contre des fanatiques qui veulent « tuer des gendarmes, tuer des institutions ». Le Président de la République, du Sénat Européen à Bruxelles, affirme « Nous ne céderons rien à la violence et je la condamne avec la plus grande fermeté. » La Préfète, de son côté, ne dédaigne pas le micro pour expliquer la proportionnalité du dispositif mis en place : pas moins de 3 200 policiers et gendarmes, dont une unité de quads constituant des BRAV adaptés aux terrains agricoles, des hélicos, des camionnettes de gendarmerie. Pour défendre un trou avec rien autour et 10 cm d’eau au fond, mais un trou qui en cet instant symbolise l’autorité de l’État. On ne peut s’empêcher de penser au chantier déserté de Sivens.
Dès le matin du 25 mars, témoigne une manifestante, les hélicos survolent la base. Cela n’empêchera pas les trois cortèges de se former : le cortège rose des outardes, considéré comme familial et réservé aux personnes les moins ingambes, le cortège jaune des loutres, et enfin le cortège bleu des anguilles, où doivent se trouver les plus déterminés des manifestants. Les cortèges s’ébranlent autour de 10h, le premier à partir étant celui de l’outarde. La nuit a été pluvieuse et le réveil boueux, mais la joie est le sentiment dominant : on plante des arbres sur le chemin, selon les premiers comptages, les manifestants sont près de 30 000. Julien le Guet s’étonnera plus tard de la facilité avec laquelle les convois sont passés. Ça ressemble à un piège. Vers midi, il fait demi-tour pour regagner la base arrière, étant interdit sur la commune de Sainte-Soline. L’objectif des manifestants est d’investir symboliquement pendant quelques heures le chantier de la mégabassine. On le rappelle, à ce stade, c’est un gigantesque trou avec un peu d’eau au fond.
Le cortège bleu est le premier à arriver dans les parages de la bassine. Alors qu’il décide d’une pause à 1km4 du chantier avant d’entamer la dernière ligne droite, une brigade de quads arrive et se met en position, provoquant chez certains un début de panique. À 12h35 et sans la moindre sommation, les premières grenades lacrymogènes sont tirées sur les manifestants qui n’ont commis d’autre infraction que de marcher ensemble. Le cortège se remet en mouvement vers la bassine, tandis que certains ramassent des pierres. Ces premiers tirs ont un peu chauffé les manifestants qui scandent « Nous aussi, on va passer en force ». Le cortège des outardes, qui arrive, se fait tirer dessus par erreur. À partir du moment où les forces de l’ordre tirent des grenades, 2 à 300 personnes masquées, cagoulées, vêtues de noir se séparent des trois cortèges et se constituent en cortèges intermédiaires, formant un rang de protection offensif devant les autres manifestants. Eux ne craignent pas d’en découdre avec les forces de l’ordre, et les pierres, les cocktails molotov commencent à voler. Pendant ce temps, les trois cortèges arrivés sur site décident d’encercler les gendarmes et forment une ligne continue qui avance comme dans une cour de récréation aux cris de « un, deux, trois, bassine ! » Comme ils sont très nombreux, ils peinent à se coordonner, d’autant plus qu’une pluie de grenades lacrymogènes, de grenades de désencerclement et de grenades assourdissantes leur tombe dessus. Dès le début, il y a des blessures graves. Dans ce chaos, Serge, guide de montagne, est séparé de ses amis. Mickaël, postier et ancien gilet jaune, n’a jamais vu un tel déchaînement de violence. Alix, étudiante de 19 ans, ne sait plus exactement dans quel cortège elle se trouve. Vers 13h, Olivier, informaticien, est gravement blessé au pied par une grenade. Quelques minutes plus tard, Alix prend une grenade en plein visage qui lui occasionne 9 fractures et lui arrache le palais. Elle sombre dans l’inconscience, les médics la tirent vers la zone-tampon, entre 100 et 150 mètres de la bassine. Pendant ce temps, à la base arrière, Julien le Guet voit arriver les premiers brancards, avec des blessures spectaculaires, des fractures ouvertes, des gens défigurés. Pendant les deux heures suivantes, ils ne cesseront d’arriver. À 13h15, Mickaël est grièvement blessé par un flash-ball dans la gorge. Perle, médecin bénévole, demande pour la première fois une évacuation. Le SAMU refuse de venir sur zone mais propose de prendre en charge le blessé devant l’église de Sainte-Soline. Mickaël y attendra deux heures les secours avant que d’autres manifestants décident de l’emmener eux-mêmes à l’hôpital.
À 13h46, Serge est grièvement blessé à la tête par une grenade vraisemblablement tirée à tir tendu qui lui détruit une partie de la boîte crânienne. Loto, médic qui le prend immédiatement en charge, lui maintient le rachis tout en s’efforçant de le garder conscient. Il est obligé de le déplacer plusieurs fois car ils se font toujours tirer dessus.
Les élus se rassemblent pour former une ligne protectrice devant les blessés graves. À 13h53, les gendarmes en quad arrivent à revers sur les manifestants les plus éloignés, et un détachement bifurque pour venir tirer des grenades lacrymogènes sur la chaîne d’élus et les blessés. Un élu dit avoir pensé mourir asphyxié tant il y en avait, alors que les blessés graves étaient au sol. Ils sont déplacés à l’aveuglette par les élus et d’autres manifestants.
Un observateur de la Ligue des Droits de l’Homme confirme qu’à partir de 14h08, le site est beaucoup plus calme. Le SMUR refuse toujours de venir chercher Serge, dont le pronostic vital est engagé. À 14h55 Jérémie, médecin bénévole, se voit confirmer qu’il n’y aura pas d’intervention sur place, car ils sont dans une zone dangereuse. Il est prétendu, ce qui est faux, que les médecins militaires ne sont là que pour les forces de l’ordre. Jérémie, le médecin, qui sera plus tard interrogé par l’IGGN, comprend que cette situation absurde vient d’une construction administrative qui a découpé la zone sur un modèle utilisé dans des opérations antiterroristes avec prises d’otages et terroristes armés, la zone rouge étant la zone d’exclusion, celle où le danger est extrême. De simples manifestants, sur la base de ce découpage militaire délirant, ne pourront pas être secourus, alors même que le seul danger vient de l’usage indiscriminé des armes des forces de l’ordre. Qu’on en juge : 5 000 grenades tirées en deux heures, 240 blessés.
À partir de 14h13, élus et syndicalistes tentent de convaincre la Préfète de laisser passer les ambulances. Obsédée par les blackblocs, elle exige des blessés inconscients qu’ils se rendent aux forces de l’ordre. On lui rappelle qu’il s’agit d’urgences vitales. Enfin le porte-parole de la Conf’ finit par négocier une intervention des médecins militaires, et à 15h05 certaines ambulances accèdent aux blessés, qui sont immédiatement transférés au CHU de Poitiers.
Serge est plongé dans le coma pendant 1 mois et demi, il développe deux infections d’être resté pendant plus d’une heure couché dans la terre, une à la tête, l’autre aux poumons. Il doit être opéré pour remplacer sa calotte crânienne, le bilan des séquelles n’est pas encore terminé, il a perdu une oreille.
Alix est restée profondément traumatisée. À peine sortie d’une opération de 5 heures, les policiers sont venus lui confisquer toutes ses affaires, le CHU de Poitiers signalant les blessés à la Police. Mickaël, plongé dans le coma, a été opéré d’une artère. Son fils de deux ans l’a attendu longtemps.
Dès le lendemain le rouleau compresseur médiatique se met en marche. La Préfète ment sans vergogne en affirmant que jamais les secours n’ont été empêchés de passer. Malheureusement pour elle, un enregistrement de conversation téléphonique avec le SAMU vient démentir cette affirmation. Le ministre de l’Intérieur, pour sa part, dément que des armes de guerre aient été utilisées sur le site. C’est pourtant la catégorie des grenades de désencerclement. Il nie, comme la Préfète, que les FDO aient empêché les secours de passer. Il affirme qu’elles n’ont pas tiré de lacrymogènes sur les blessés. Il ira jusqu’à dire qu’aucun gendarme en quad n’a tiré de grenades, mais un tir de quad a été filmé. Il est difficile, à notre époque où tout le monde, grâce aux portables, peut enregistrer et filmer, de faire passer ces couleuvres. Les témoignages sont là. Les preuves sont là. Le ministre parle de la nécessité qu’il y avait d’empêcher l’installation d’une ZAD. Dans un trou, avec dix centimètres d’eau au fond ?
Une élue fait remarquer qu’avec un dispositif de 3200 policiers et gendarmes armés comme ils l’étaient, on prévoit des corridors d’évacuation et une prise en charge des blessés. Qui a planifié une opération de cette ampleur de telle sorte que non seulement les secours n’étaient pas prévus, mais qu’ils ont été entravés ? Une avocate indignée rappelle que la France a signé la convention de Genève. Il y a des lois, même pour la guerre, qui prévoient la prise en charge des blessés. Ce jour-là dit-elle, Sainte-Soline était une zone de guerre.
Plusieurs choses peuvent être retenues de ce carnage, du point de vue des manifestants : d’abord il n’était pas question de défendre quoi que ce soit. C’était une démonstration de force, il y avait une intention manifeste d’écraser, de terroriser, de faire disparaître la contestation, sur le calcul de la balance coûts/avantages. Mais cette balance n’existe pas chez les contestataires, qui ne fonctionnent pas selon ce modèle. Aucun des blessés, même Alix, la plus brisée moralement, ne renonce, bien au contraire. D’une certaine façon, ce déchaînement de violence débridée les a confortés dans leur opposition. Ils en ressortent avec une détermination encore plus forte qu’avant. Ce qui leur a été infligé prouve qu’ils avaient raison de lutter. Comme le dit Serge : « La lutte est dangereuse, mais ne pas lutter c’est encore plus dangereux. »
Dans un podcast de Victoire Tuaillon, Les couilles sur la table pour ne pas le nommer, on trouve une série intitulée « se faire rendre justice ». Comment faire quand on n’a ni le pouvoir ni la force ? Utiliser le « Tribunal médiatique », puisque c’en est un, utiliser les réseaux sociaux pour faire connaître ce qu’on a subi. Écrire, filmer, rendre public. L’oppression se nourrit de silence. Faire le travail de la Justice à sa place et avec une rigueur plus grande, faire des enquêtes journalistiques robustes qui tiennent compte du contradictoire, poser les faits, les diffuser. L’appareil d’État n’est qu’un appareil de domination, la loi le sert, mais c’est la société qui décide de sa légitimité. Ce film se place dans la continuité de toutes les entreprises de réhabilitation publique des victimes de la violence d’État. Des crimes ont été commis. Les victimes, encore aujourd’hui, sont poursuivies, tandis que les criminels sont décorés. Objectivement, cette énorme opération d’écrasement est un échec cuisant. De plus en plus nombreux sont ceux qui se rallient aux causes écologiques, en plein effondrement du vivant. Le durcissement des États qui refusent d’amorcer des politiques de préservation et d’adaptation n’y changera rien. Ce documentaire émouvant donne la parole à l’autre partie, celle qui n’a pas des médias aux ordres pour diffuser sa parole, celle qui n’abandonnera pas la lutte.
Lonnie
Sainte-Soline, autopsie d’un carnage, film documentaire de Clarisse Feletin et Maïlys Khider, 2024.