L’histoire se déroule autour d’une centrale nucléaire de la vallée du Rhône, Cruas, dans le milieu des ouvriers précaires sous-traités qui font les arrêts de tranche dans toute la France. Ce boulot dangereux et sous-payé les expose à des contaminations radioactives, puisqu’ils sont chargés du rechargement de combustible, de la maintenance des réacteurs et des piscines pendant les arrêts de tranche. Ils travaillent dans une zone de la centrale hautement radioactive, où la moindre défaillance humaine peut être grave, voire catastrophique.
Les arrêts de tranche durent environ trois mois, l’histoire est donc resserrée sur cette durée. Quelques jeunes ouvriers sans qualification sont recrutés pour l’occasion et rapidement formés. Ce sont donc de parfaits novices qui sont envoyés sur cet arrêt de tranche, et les incidents vont se multiplier. Parmi eux Gary, joué par Tahar Rahim, qui a fait ses études au lance-pierre (un trimestre de CAP) et pourrait trimballer quelques petites casseroles. Le contremaître, Gilles, remarquablement joué par Olivier Gourmet, et un chef d’équipe, Toni, qu’interprète Denis Ménochet, donnent à cette petite communauté une épine dorsale : plus âgés, plus expérimentés, physiquement imposants, ils gardent le plus souvent leur calme, mais Toni peut se montrer violent si on lui marche sur les pieds.
Ces ouvriers itinérants vivent en caravanes et mobile-homes, dans une promiscuité de camping, se déplaçant toute l’année. Curieusement, cette plongée en apnée dans le monde de « la viande à rem », comme la surnomment les employés titulaires d’EDF, est présentée comme un film d’amour. Bien que l’histoire d’amour soit centrale, elle est réduite à sa plus simple expression, sans parole, aussi nue que les jeunes corps dans les champs de maïs ou les bois. Gary va céder aux avances de Carole, la femme de Toni, jouée par Léa Seydoux. Les amants, entre deux plongées dans le ventre gigantesque de la centrale, vont multiplier les rencontres furtives et passionnées. Ici on ne va pas à l’hôtel, on s’éclipse dans la campagne avoisinante.
La centrale est omniprésente, et tous partagent l’obsession de la dose. Ils portent des dosimètres qui virent au rouge puis se mettent à sonner si la dose acceptable de rem est dépassée. Dans certains secteurs, il ne faut pas rester plus de quelques minutes. Une scène montre ainsi Gary ne pas arriver à assez vite à poser un adhésif sur une fuite, tandis que son collègue perd son sang-froid. Les deux sont en combinaison mururoa, avec des masques, à moitié aveuglés. La température est très élevée dans certaines zones, il faut aller très vite et parfois la buée masque les lunettes. Entrer en contact direct avec les produits entraîne une fermeture immédiate du secteur et l’ouvrier ou l’ouvrière est dénudé et douché intégralement avec un jet sous pression. Il est aussi brossé pour enlever les moindres particules, tandis que quelqu’un lui passe un compteur Geiger sur le corps. Dans une scène déchirante, une ouvrière exposée dont les cheveux continuent à crépiter sous le capteur est rasée. La précarité est telle que certains ouvriers trichent avec les dosimètres pour ne pas être mis au repos, entraînant des contaminations qui dépassent jusqu’à trente fois la dose autorisée. La centrale fonctionne comme une société d’apartheid : ainsi les fonctionnaires d’EDF sont-ils soigneusement séparés des travailleurs précaires sous-traités : ils n’ont pas les mêmes parkings, pas les mêmes distributeurs de café ni les mêmes toilettes, ce qui évite d’avoir à décontaminer toutes les zones sûres où ils travaillent.
Mais il fait beau, la jeunesse ne passe qu’une fois, en zone contaminée comme sous les bombes, et cupidon est un enfant sans tête. Dans une scène où les deux amants sont couchés dans un coin de verdure, la sirène se fait entendre, et Carole explique à Gary : jusqu’à trois sonneries, c’est un exercice. Quatre, un test, cinq un incident mineur, six, sérieux, sept, grave. Quand ils ne regardent pas la centrale, elle se rappelle à eux par le danger qu’elle ne cesse de représenter, de jour comme de nuit. Son ombre énorme bouffe tout, le présent comme l’avenir.
La bande-son de Rob est impressionnante, rappelant parfois la course d’un train sur les rails, ou lâchant des percussions qui renforcent le sentiment de menace. La façon de filmer, extrêmement empathique, souligne aussi ce que ce monde à côté du monde a de fragile et de presque tribal en même temps : cette communauté d’ouvriers est hors du temps, sa vie ne tient qu’à un fil, ils savent qu’ils ne dureront pas : on ne peut théoriquement pas rester dans ce boulot qui ronge la vie plus de trois ans. La scène du mariage, tournée au ralenti et sans autre son que la musique, qui donne une impression de distorsion, souligne le décrochage mais aussi la solidarité de ce petit milieu. Ce film a été tourné en 2013, autour de Cruas pour la France, et pour les scènes de l’intérieur de la zone du réacteur à la centrale de Zwentendorf en Autriche, qui n’a jamais été mise en service.
Je n’ai pas pu empêcher de penser au film de Carné Le jour se lève, beaucoup plus elliptique sur la condition d’ouvrier de Gabin, qu’on ne voit que dans une seule scène au boulot, avec ses poumons grillés et le lait qu’il doit boire régulièrement pour se détoxifier. Mais dans le film de Carné aussi la toile de fond du désespoir ouvrier finit par dévorer la romance qui semblait être le sujet. Les ouvriers sous-traités du nucléaire sont 22 000 environ en France, travaillant dans des conditions extrêmes, mal payés, mal formés, trimballés d’une centrale à l’autre au gré des arrêts de tranche, sourdement mités par la contamination. Ce film qui s’invite dans leur petite communauté malmenée (on notera les rôles de la patronne de la boîte sous-traitante, uniquement là quand les choses dévissent, et celui de la femme médecin qui suit les ouvriers) rappelle leur existence et leur rend hommage, à eux qui sont l’autre carburant de l’industrie nucléaire. La façon dont leurs corps sont traités est éloquente : harnachés, entraînés, dénudés, douchés sous pression, testés, vérifiés, contaminés, ils ne s’appartiennent pas. Mais la cinéaste s’attache à montrer ces corps qui pourtant s’ébattent, se bousculent, jouent, paradent et se bagarrent, mettant en valeur ce qu’ils restent en dépit de tout, des vêtements de vie.
Lonnie
Grand central, film français de Rebecca Zlotowski, 2013