Photo © Adèle O’Longh

Tombée du ciel
d’Alice Develey

Depuis qu’Alice, quatorze ans, est internée dans un hôpital psychiatrique, elle « habite une terre sans soleil. Un monde de volcans éteints », aux cratères aussi profonds que ses trous de mémoire.

« Parfois, un soupçon de souvenir épais comme un tissu d’étoiles me revient et je ris. Souvent aussi, à peine ravivées, les étincelles s’évaporent et j’oublie. »

Elle était, dit-elle une fillette avec beaucoup de bêtes dans la tête : « Des animaux fantastiques qui attendaient d’être racontés et personne pour les écouter (…) Ils étaient grands, ils étaient gros, mais c’étaient des enfants. »
À l’adolescence, elle est gothique. Quand le diagnostic tombe : Troubles du Comportement Alimentaire, elle ne le comprend pas. Elle ne savait pas que l’anorexie était une maladie.

« Je dansais dans la tempête. Ouais, sous mon crâne, c’était tous les jours une immense fête. (…) Moi je l’aimais ma vie. Tous les jours, tous les soirs, je l’appelais par un nom : Mathilde. Je regardais avec elle les étoiles du ciel frissonner sur mes bras, ma peau se consteller de pointillés comme une mûre sauvage. On parlait fort. On riait fort. On chantait fort. On avait le coeur qui battait fort. On courait dans la nuit invincible. »

Son corps se détériore à vue d’œil, puis elle commence à se scarifier, en cachette. Encouragée par Sissi, qui n’a ni expression, ni visage, qui n’est « rien qu’une grande ombre à la voix sifflante »,  pour qui s’attacher aux autres ne peut créer que de la douleur alors que « la seule souffrance qu’on peut accepter, c’est celle qu’on se donne », l’adolescente s’entaille pour « évacuer le désespoir ». De plus en plus souvent.

« La vie faisait diversion diversion sur mes bras. Et je me sentais mieux (…) la mutilation est la preuve du néant de l’être, chaque trait creuse entre les fissures d’autres fissures, ce sont des tranchées, des murs : la certitude de la solitude. Mais sa conscience heureuse. La joie de la plaie se rétractait comme une huître citronnée. »

Alice, qui dit-elle, ne supporte sa mère que parce qu’elle est sa mère sans éprouver d’amour pour elle, ne comprend pas les adultes, « ces imbéciles qui veulent tout détruire parce qu’ils n’ont rien construit », qui disent qu’ils sont dépressifs, alcooliques ou malheureux, « arrimés à un temps perpétuel. »

« Un peu d’humanité quoi, on se tait et on se tue ! Moi, par exemple, je suis humaniste et c’est pour ça que j’ai décidé de crever. »

À présent qu’elle est enfermée, dans la même chambre que deux autres jeunes filles, que, selon ses mots, on la déshabille, la trimballe, la pose, la dépose, la tourne, la retourne, la palpe, la ponctionne et in fine, lui enfonce un long tuyau transparent relié à une poche de liquide marron pour son gavage quotidien, elle pense avoir toutes les raisons de « se bousiller ».

« J’étais une enfant en entrant ici. J’avais peur de mes monstres, mais c’est parce que je ne connaissais pas vraiment les humains (…) L’hôpital renforce cette scission qu’a créée l’anorexie,  alors qu’il devrait justement combler cette faille, cette fissure, s’y couler comme du béton. »

Kits Hilaire

Tombée du ciel d’Alice Develey, L’ Iconoclaste 2024

Photo © Adèle O’Longh