Dans le roman de Vercors, Le silence de la mer, le mutisme d’une famille française, sous l’Occupation, contrainte d’héberger un officier allemand, ne valait pas consentement. Il signifiait dignité, amour de la liberté, résistance à l’ennemi.
Dans le roman de Gilles Rozier, Un amour sans résistance, situé dans la même période, on s’accommode de la situation. La sœur du narrateur, Anne, jouit sans retenue avec son amant, un officier SS, tandis que sa sœur, la narratrice* Claude, professeur d’allemand, se réfugie dans la cave pour s’adonner à la lecture de livres interdits en langue allemande ou en yiddish, Stefan Zweig, Thomas Mann, Ödon Von Horvàth… La mère de famille est muette comme une tombe. Mais un jour les secrets de famille resurgissent. Claude, bien des années plus tard, invite le public pour enfin livrer sa vérité. Elle ne cache pas sa soumission aux autorités allemandes par peur des représailles, son silence lorsqu’elle assiste dans les couloirs de la Gestapo à l’arrestation de Madame Bloch, la mercière, si chaleureuse et maternelle avec elle quand elle entrait dans sa boutique, enfant. Ce souvenir la hantera jusqu’à la fin de sa vie. Cette cave où elle se réfugie ne sert pas seulement de cabinet de lecture, elle abrite aussi sa passion coupable avec son amant juif Herman, qu’elle sauve un temps de l’extermination. « La cave n’a pas bougé. Le cabinet de lecture est intact, comme le souvenir de ma seule période de bonheur. » dit-elle.
Gabriel Debray, le metteur en scène, a transformé ce récit chargé de références littéraires et linguistiques en une ambiance visuelle et chorégraphique. Trois espaces sont clairement délimités, le salon du narrateur, lieu du récit, du souvenir, de l’intime, le couloir de la Kommandantur où Claude reçoit ses commandes de traduction et la cave, lieu de jouissance de la narratrice, métaphore des secrets de famille que le théâtre met à jour. S’il est un lieu qui convoque la vérité, c’est bien la scène théâtrale comme le cabinet du psychanalyste. S’y dévoilent nos petites mesquineries, nos compromissions et aussi nos grandeurs, les passions dont nos rêves sont faits, l’amour de deux langues irréconciliables, l’allemand et le yiddish.
La comédienne évolue avec justesse d’un espace à l’autre ; sous la lueur vacillante de la chandelle à la cave, les ombres des amants se découpent sur le mur, transfigurées dans les moments d’extase intense. Le « couloir de la mort » à la Gestapo est, lui, éclairé d’un projecteur lointain, qui aspire son lot de victimes, telle Mme Bloch.
Grâce à la poésie de la mise en scène, le ton reste celui de la confidence, de la révélation, là où la tragédie aurait pu s’imposer. Chantal Pétillon rend présents les fantômes du passé, le commandant de la Gestapo, Herman l’amant de la cave, l’officier SS amant de la sœur. Ces derniers seront liquidés, sans jamais s’être croisés, l’un au sous-sol, l’autre à l’étage. La comédienne restitue le texte sobrement ; elle met en relief avec subtilité ce récit dramatique et module les inflexions du verbe allemand et du yiddish.
Ce récit peut être aussi reçu comme une réflexion sur la musique et les liens entre les deux langues, précise la comédienne après le spectacle, tant le yiddish emprunte à la langue du territoire où vivent ses habitants. L’auteur, Gilles Rozier, est traducteur de l’hébreu et du yiddish et ne cessera dans son œuvre d’interroger ce que signifie « être juif ». Herman relate le moment de son arrestation par la Gestapo. À cet instant-là, il est redevenu juif dans le regard des autres. « J’avais envie d’être autre chose qu’un juif, quelqu’un de normal… mais ça m’a rattrapé… Je suis à nouveau un juif, n’est-ce pas ? Alors juste une prière le matin et le soir. »
Sylvie Boursier
* L’auteur, dans son roman, laisse planer le doute sur le sexe de la personne narratrice. Le metteur en scène a choisi de garder cette ambigüité en proposant à deux comédiens, un homme et une femme, de jouer en alternance ce seul en scène. Du coup, la relation intime entre le personnage et son amant apparaît selon les jours comme de nature hétérosexuelle ou homosexuelle.
Un amour sans résistance, de Gilles Rozier, éditions Denoël, 2003.
Mise en scène de Gabriel Debray, du 4 octobre au 25 novembre au théâtre Le Local, 18 rue de l’Orillon, 75011 Paris. Reprise à prévoir en 2020.
Seul en scène interprété en alternance par Chantal Pétillon et Xavier Béjat.