À Roubaix, dans un intérieur kitchissime des années 70, une réunion de famille a lieu durant les fêtes de fin d’année. Le séjour tourne au vinaigre dans la lessiveuse des haines ancestrales, des rivalités entre les sœurs et les frères. Rien d’original, excepté que cette mise en scène se détourne de tout réalisme. Ce sont, comme le souligne la metteuse en scène Julie Deliquet, quatre jours dans la vie d’une famille comme les quatre actes d’une tragédie shakespearienne. Une des plus célèbres tragédies de Shakespeare* s’ouvre sur les plaintes déchirantes d’un prince appelant à une vengeance qui se répète depuis plus de quatre siècles. Un conte de Noël s’ouvre sur la voix d’un enfant mort de leucémie faute d’avoir pu bénéficier d’une greffe de moelle osseuse d’un membre de la famille compatible. Il s’agit de Joseph, le plus jeune fils de Junon et Abel, le couple parental de la famille Vuillard, qui se déchire à belles dents, à la vie, à la mort. Ce décès originel pèse comme une malédiction. Aujourd’hui la tragédie se rejoue car Junon elle-même est porteuse de cette maladie, ce qui repose la question de la greffe. Sauver ou pas Junon pour réparer la mort de Joseph, tel est le nœud qui exacerbe les haines enfouies et les fantasmes du clan Vuillard.
La famille, les liens du sang constituent un espace dramaturgique puissant, Tchékhov y a trouvé une matière théâtrale inépuisable. Ici les comédiens chauffés à blanc assument jusqu’au bout leur partition au sein de cette famille comme des acteurs leurs rôles jusqu’au final, très beau, sous le signe de Shakespeare : « Si nous, ombres, nous vous avons offensés, pensez alors et tout est réparé, qu’ici vous n’avez fait que sommeiller… et ce thème faible et vain, qui ne crée qu’un rêve, gentils spectateurs, ne le blâmez pas »*, magnifique hymne à la force hypnotique du théâtre. Une mention spéciale à Stephen Butel qui tient le rôle d’Henry, le fils maudit, schizophrène alcoolique selon sa mère qui ne l’aime pas. Cet histrion vibrionnaire s’écroule ivre mort pour ressurgir et narguer les siens. « Vous ne m’aimez pas, semble-t-il leur balancer à la gueule, je vous défie », tel Hamlet qui renaît de ses cendres suite à son bannissement pour régler ses comptes.
Le dispositif bi-frontal des gradins de part et d’autre de la scène nous fait entrer de plain-pied dans la maison des Vuillard au cœur de leur intimité. Julie Deliquet a adapté pour la scène un film d’Arnaud Deplechin*. On se souvient d’une narration échevelée nourrie par des dialogues sans la moindre concession, des bourre-pif en pleine tronche comme des claques, des héros KO debout qui dégainent sec. La pièce a gardé la verdeur initiale du film, l’intelligence d’un texte sans illusions sur la condition mortelle, en adoptant un rythme plus lent, inhérent au spectacle vivant sur un plateau. On peut cependant regretter le traditionnel théâtre dans le théâtre lors d’une représentation donnée le soir de Noël d’un drame pour les enfants joué par chaque membre de la famille. L’attention du spectateur peut se relâcher à cette occasion dans la dernière partie du spectacle. On aura plaisir à retrouver le comédien Jean-Marie Winling dans le rôle d’Abel, le père, teinturier de son état et amateur de jazz, à la belle voix profonde et au regard désabusé sur la tragi-comédie familiale.
Sylvie Boursier
Photos © Simon Gosselin
Du 10 janvier au 02 février 2020, Théâtre de l’Odéon – Ateliers Berthier (Paris). Du 05 au 09 février 2020, Théâtre de la Croix Rousse, Lyon). Du 03 au 06 mars 2020, Théâtre de Lorient. Du 09 au 11 mars 2020, La Coursive, (La Rochelle). Du 31 mars au 03 avril 2020, Théâtre Romain Rolland (Villejuif).
* Hamlet
* Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, Acte V scène 1
* Un conte de Noël, film d’Arnaud Deplechin sorti en 2008