John Berger, d’origine britannique, a vécu l’essentiel de sa vie en France et publié en 1967 Un Métier idéal, un reportage, illustré des photographies de Jean Mohr, sur la vie d’un médecin de campagne en Angleterre, John Sassall, qui soignait les estropiés, les mourants, les solitaires. Pendant deux mois, l’écrivain et le photographe l’ont suivi au chevet de ses malades, développant une franche empathie pour son engagement à l’égard des marginaux, des déshérités.
L’auteur présente un vrai reportage d’investigation, avec des histoires de patients originales, cocasses, émouvantes. Un jour que le docteur enfonce l’aiguille d’une seringue dans la poitrine d’un homme, il l’entend dire « où vous plantez l’aiguille, c’est là que je vis ». Le médecin, homme de science féru de savoirs, s’ouvre progressivement à l’écoute plus globale de ses patients, à leur environnement social, familial, psychologique, à leur misère. « Quand il me fait l’amour, c’est comme si on me flanquait une serpillière mouillée sur la figure (…) des fois je me dis que je peux plus continuer. Je voudrais juste me coucher et que ça s’arrête. » Sur cette terre de campagne déshéritée, les habitants livrent à leur généraliste le trop-plein d’émotions dont ils ne savent pas toujours quoi faire, comme ils l’auraient fait autrefois chez leur confesseur, ou comme d’autres plus argentés le font chez leur psy. Mais qui prend en charge le médecin ? Qui soigne le soignant ?
Dans les brouillards de la campagne anglaise, au cœur des ténèbres, d’étranges images traversent le lecteur, les voix des êtres chers murmurent, leurs derniers instants, la beauté d’un front, d’une main qui tremble, la douceur d’une joue, le dénuement du chœur antique des malades. On revoit leurs petits gestes et on a envie de les serrer contre nous. Un métier idéal nous rappelle les salles communes d’hôpital, l’odeur de l’éther, l’attente du médecin au cœur de la nuit, l’angoisse du verdict. « Est-ce qu’il s’en sortira, docteur ? » Voilà un récit proche de la tragédie antique. « Quand la porte s’ouvre, dit Sassal, j’ai souvent l’impression de rentrer dans la vallée de la mort. » Il exerce son rôle comme un sacerdoce, avec fraternité. Est-ce cela un médecin idéal ? John Berger réfléchit et nous fait partager ses questions sur ce qu’est un bon soignant. « L’homme médecin primitif, qui était souvent prêtre, sorcier et juge, a été le premier spécialiste libéré de la contrainte de fournir de la nourriture à la tribu. […] malades, nous imaginons idéalement le médecin comme un frère ou une sœur ainée. » L’auteur aborde des questions ontologiques : quelle valeur l’instant présent dans une vie de misère condamnée à brève échéance ? Quel savoir détiennent les malades ?
Les photos de Jean Mohr montrent les os qui craquent, les corps pliés, le toucher du médecin, les paysages noyés de brume, derrière lesquels vit, souffre et meurt l’humanité des invisibles. Dans le cliché présenté ici, on ne voit que les mains du médecin, le geste des bras qui soutiennent ou manipulent la tête d’un patient. Celui-ci a une expression mystérieuse, entre soulagement et douleur. Souffre-t-il du dos ? L’abandon de la tête semble témoigner de la relation de confiance entre les deux.
Un métier idéal, dont le titre anglais original était Un homme qui a de la chance, interroge la question de la vocation, de ces métiers brûlants que l’on exerce sans compter, médecin, écrivain, comédien. Nicholas Bouchaud avec l’aide d’Éric Dridi a mis en scène ce texte dans un Seul en scène mémorable du même nom. Il établit un parallèle entre sa profession et celle de John Sassal. « Sur quelle scène imaginaire, dit-il, un médecin et un acteur peuvent-ils partager une certaine expérience du temps ? » John Berger souligne que le médecin, comme l’acteur, doit faire preuve d’imagination. Sans elle il ne peut comprendre ce que ressent son malade. Le comédien ne doit-il pas aussi rêver son personnage, imaginer son histoire pour l’apprivoiser ? « On aimerait, reprend Nicholas Bouchaud, que le spectacle s’essaye à un toucher délicat, à une certaine distance, qu’il invente un certain art du tact, comme dans l’écriture de Berger et la mélancolie de Sassall. (…) Sur les planches, je célèbre la joie de penser. »
John Berger fut à la fois peintre, romancier, poète, scénariste, historien d’art. Il aimait se définir avant tout comme un raconteur d’histoires. D’obédience marxiste, il a soutenu les luttes des Noirs américains, milité contre les ravages de l’industrie sur notre environnement. Il est injustement méconnu aujourd’hui, lui qui disait « La littérature doit nettoyer les mots, s’insurger contre le laminage généralisé. »
Aujourd’hui, le prestige dont jouissait traditionnellement le docteur s’est estompé, ses conditions d’exercice du métier ont bien changé.
Longue vie au médecin de famille et à tous les soignants du monde.
Sylvie Boursier
John Sassall en consultation © photo de Jean Mohr
Un métier idéal, de John Berger et Jean Mohr, réédition Editions de l’Olivier en 2009.
Un métier idéal, spectacle crée en 2013 par Nicholas Bouchaud. Mise en scène Eric Didry, reprise au théâtre du Rond-Point à Paris en 2017.