Territoire © Gina Cubeles 2024

Un territoire
d’Angélique Villeneuve

Dans ce récit, présent et passé s’entremêlent, uniquement livrés du point de vue de la seule narratrice, une femme sans nom, sourde, dont on apprend peu à peu qu’elle n’a cessé de se voir chargée des conséquences de tous les carnages familiaux et conjugaux auxquels jamais elle n’a mis la main. Le territoire, ce n’est pas seulement la maison, ou ces parties de la maison sur lesquelles elle règne, la cuisine et le cagibi, mais aussi tout ce qu’elle a pu préserver et faire fructifier dans le rejet, les rebuffades, une maltraitance continue qui semble se transmettre de génération en génération. Aucun personnage dans ce livre n’a d’autre nom que son titre : le garçon, la fille, la mère, la sœur, le père, la tante, et elle qui raconte, à la troisième personne en je indirect, ce qui s’est passé, ce qui se passe, et surtout ce qui se joue. La maison est un territoire jamais accordé et pourtant occupé et investi, aimé comme un écosystème abîmé, connu, respecté, un peu comme les corps des autres humains qui s’y trouvent. La narratrice, entravée par son incapacité à percevoir correctement et manier le langage, communique par le biais d’une sensorialité finement descriptive, et c’est ainsi qu’elle définit le passage du temps. Ainsi de l’incompréhensible métamorphose de l’adolescence, qui a poussé les deux enfants jamais reconnus et livrés à cette servante aimante et obtuse à la prendre en haine parce qu’ils n’ont qu’elle sous la main : 

« Quand il était petit c’était différent. C’était comme si l’enfant à la paupière tombante, gras et doux, s’était enfoncé dans un halo humide d’où le garçon maussade et brusque avait incompréhensiblement émergé, avec ses grosses mains claqueuses, sa voix de charbon, ses yeux soufrés. Pour la fille c’était pareil. D’une gamine timide et pelotonneuse avait surgi une adolescente dont le corps était fait de griffes. À quel moment s’était faite la mue, elle ne se souvient pas. Son regard, elle l’a compris, sur eux n’est pas celui des autres. »

Piégée dans la maison qu’ils s’approprient et à ses yeux dégradent en la modernisant, la narratrice raconte son opiniâtre survie. Elle s’est tout entière réfugiée dans ses mains, et ce sont ses mains qui la sauvent. Faire lui permet d’élargir et de dilater l’espace de sa survie jusqu’à en faire une vraie vie, intense, végétale, mystérieuse. Elle coud, elle brode. Elle cuisine, elle nettoie, elle lave. Elle s’affaire continuellement. Cet interminable désert de vivre sous la tyrannie de deux jeunes gens bloqués comme des chrysalides pourries qui la tourmentent obsessionnellement, elle arrive à en tirer le plaisir de jouir des choses minuscules, et d’en envisager d’immenses. Elle est inspirée, elle voit, elle sent, tandis que les deux jeunes enkystés dans leurs impasses n’ont plus de vif que leur méchanceté larvaire, sur laquelle elle n’arrive même pas à s’arrêter. Elle fouille dans le passé de quoi habiller le présent.

 »  Ils devinrent comme des animaux et elle, dans le terrier, après l’effondrement, n’eut d’autre solution que de se dessiner, lentement, un espace humain où se tenir debout. Elle le trouva dans le geste. Elle le trouva dans le linge, dans l’éponge, dans l’évier. Mais elle le trouva, et se tint debout. « 

Ce livre est magnifiquement écrit et son propos à la fois désespéré et lumineux. Grâce est rendue à cette reine obscure qui ne sait que faire et faire encore, et des mains de laquelle s’échappent des univers volés. Jusqu’à la fin elle ne saura que donner, de l’attention, de l’amour, de la résistance, une leçon peut-être, après qu’elle a rassemblé tous les fils, ceux de son œuvre finale, ceux de ses perpétuels manquements. Cette infirme au plus bas de l’échelle laisse les valides dans la honte, et toute forme de domination flétrie. Pour sa part, elle détient la puissance, et il ne faut pas la minimiser. 

« C’est elle qui décide. L’ordre dans lequel elle agit. Le résultat. Elle contrôle l’ensemble, coulée tout entière dans ses propres muscles, ses mains, ses cuisses qui se plient, sans que les enfants se doutent un seul instant du pouvoir qu’elle a. Elle ne tient pas que le linge. Elle est en équilibre et leur monde est posé sur elle. « 

C’est aussi un hommage rendu à tout ce travail secret, domestique, sur lequel tiennent les familles, et dont dépend l’équilibre général. La narratrice, femme au foyer invalide et honnie aveuglément, est au centre du monde qu’elle va, en une dernière offrande, lâcher au bord de la falaise comme on lâche un oiseau.

Lonnie

Un territoire, Angélique Villeneuve, Phébus 2012

Territoire Photo Gina Cubeles © 2024