Parfois, ça arrive. Enfin, ça arrivait il y a encore peu de temps, et ça arrivera encore, n’en doutons pas.
Parfois, donc, on entre dans un cinéma qui propose des rediffusions de films plus ou moins récents, parce qu’il pleut, parce qu’on passe devant, parce qu’on a un petit coup de blues peut-être. On ne sait pas ce qu’on va voir, l’affiche ne nous attire pas, mais c’est la dernière séance pour ce film et on a rien de mieux à faire à ce moment-là. Bref, les circonstances… La salle est plongée dans le noir, on prend ses aises dans le fauteuil. Il est dix-huit heures et on n’est que six dans la pièce. On pousse un soupir, le film ne sera peut-être pas terrible mais on est bien, là, tranquille.
Et soudain, à peine cinq minutes écoulées, on est saisi par la grâce. Scotché au fauteuil. On n’en revient pas. La pépite. Cachée dans ce cinéma de quartier devant lequel on passe sans s’y attarder plusieurs fois par semaine. On le voit tout de suite quand c’est comme ça. Parce que c’est exceptionnel. Du cinéma. Le cinématographe, comme le disait si joliment Bresson. L’exception, la perle rare. On en aurait les larmes aux yeux, de se retrouver là dans le noir à voir sur grand écran un vrai beau film comme celui-là.
Alors si vous n’avez pas encore vu Une valse dans les allées (titre pénible et inadapté qui a remplacé en français le In Den Gängen original), et même si c’est dommage de ne pas le voir sur grand écran, de ne pas s’immerger complètement, deux heures de temps, dans l’univers singulier de Thomas Stuber, profitez du confinement pour le visionner. Éteignez toutes les lumières et surélevez l’écran le plus grand que vous ayez.
C’est un des films les plus poétiques de ces dernières années. Ou de toutes les années, d’ailleurs. À hisser au rang des chefs-d’oeuvre pas plus tard qu’immédiatement. Le réalisateur, qu’on pourrait croire à mi-chemin entre Ozu et Kaurismäki – mais non, car il est bel et bien sur le chemin qui lui est propre –, nous dévoile un monde délicat fait de sentiments dévoilés par une paupière qui s’abaisse, un sourire, une ébauche de geste, toute une délicatesse qu’on ne s’attend guère à trouver dans les allées d’un hypermarché low-cost aux allures de post-guerre industrielle. Mais on s’attend à si peu de choses, finalement.
Pourquoi pas? Nous dit le réalisateur. Et il déploie une poétique des allées faite d’amitié, de tendresse, entre des rayons conçus pour des ogres, dans des hangars dantesques. Une fois le tissu social démantelé et la classe ouvrière – de l’ex-Allemagne de l’Est en l’occurrence – déstructurée et atomisée dans des postes sans queue ni tête où personne ne perçoit l’utilité de son travail, reste l’humain, à nu et sans protection, qui se réchauffe à ses congénères. Et dans ce désert gris et abrutissant, ce sombre alliage de précarité et de surconsommation ubuesque fleurissent des douceurs inespérées. Et de l’humour, en touches légères, aussi légères que l’expression des sentiments dans ce film peu bavard aux plans fixes et à la lenteur de bon aloi où Christian qui vient d’arriver, Bruno, qui le prend sous son aile, Marion, qui le regarde en coin, et tous les autres travailleurs de l’hypermarché nous tiennent sous le charme du début à la fin.
Alors attention, ce n’est pas un feel-good, il y a de la casse, mais pas où on l’attend, des drames, mais pas spectaculaires. Thomas Stuber réussit à nous parler de déclassement avec grâce. Il déploie ces trésors d’estime, de solidarité, de respect et d’amour de l’humain, qu’on est si reconnaissant de trouver en ces temps où triomphe encore et toujours dans les entreprises de divertissement – mais en somme depuis les jeux du cirque, elles sont faites pour ça –, la trilogie mortifère violence-corruption-cynisme.
Il nous emmène dans ce monde merveilleux du cinématographe d’où on ressort revigoré et avec les idées plus claires.
Adèle O’Longh