Photo © Adèle O’Longh

L’esprit Bénuchot
de Jean-Jacques Reboux

L’esprit Bénuchot est le dernier roman de Jean-Jacques Reboux. Il a depuis écrit une novela non encore publiée, Qui veut la peau du préfet de police? et ce roman magistral, qui devait être « relancé » en même temps que le court texte, a vu sa diffusion interrompue par la disparition soudaine de l’auteur.

L’esprit Bénuchot ne ressemble à rien de connu. Rue du Chat qui pêche, un clochard surprend une jeune fille en train de coller des affichettes proclamant « Bénuchot est vivant » et autre « Libérez Bénuchot ». Cela lui inspire un récit de gratte sou pour sa journée de mendicité. Ainsi le nom de Bénuchot est-il lancé non loin de Notre-Dame, promis à d’aléatoires fortunes. Ainsi s’ouvre le livre.

Jules Bénuchot, solide octogénaire hypermnésique aux yeux vairons, rencontre pour la deuxième fois la jeune Léa, qui ressemble trait pour trait à sa fille Adèle, et la sauve d’un viol. La première fois qu’ils se sont croisés, elle tentait d’établir un cadastre cérébral collectif de Paris en collectant les pensées immédiates des passants afin de les disperser sur les murs, et ce projet était entré immédiatement en résonance avec les démons de Bénuchot. Lui-même, depuis l’enfance, noircit des petits carnets. Après avoir sauvé Léa, il lui propose un contrat alléchant pour qu’elle tire des quelque 400 petits carnets qu’il a remplis, depuis qu’il fut Taxi, le roman de sa vie. Gîte et couvert sont inclus dans cette proposition mirobolante que la jeune fille accepte.

Petit à petit, le sauveur bonasse dévoile ses divers compartiments, sa passion pour la physique quantique, dont il voudrait désespérément appliquer les principes à la physique classique et au monde réel, ses versants féroces et prédateurs, la bouleversante puérilité de l’enfant qu’il n’a pas tué en lui et qui s’évade de la douleur, de l’absence, de la mort en s’absorbant dans l’immensité du ciel nocturne et en s’abîmant dans la foule de ses contemporains. Bénuchot est un prodigieux collectionneur de destins. Et si Léa est si facilement conquise par l’univers du vieil homme, dans lequel elle se met rapidement à dévisser, c’est qu’elle-même jouit de la liberté des oiseaux, entretient un dialogue constant avec sa mère morte et quête sans savoir quoi.

Pourquoi la physique quantique ? « Longtemps après ces années d’apprentissage, alors qu’il connaissait Paris sur le bout des doigts, Jules Bénuchot s’intéressera à la physique quantique, cette science de l’infiniment petit, fascinante, exaspérante, incompréhensible au commun des mortels, qui allait révolutionner l’histoire de la science du XXe siècle, et le renforcer dans l’idée que pour appréhender les convulsions de la ville il n’existait pas de meilleur allié que le hasard, l’incertitude, les probabilités. » Mais on apprendra au fil du roman qu’il n’y a pas que cela. La physique quantique a sauvé son père, disparu après le suicide de sa mère. Elle seule lui donne des armes contre la mort qu’il récuse et la brutalité des faits. Par elle il peut envisager ces occurrences parallèles qui ne s’excluent pas, et comprendre qu’un mort peut rester vivant tant qu’on n’a pas ouvert la boîte où il séjourne, tel le fameux chat de Schrödinger, dans un état indéfini où il est l’un et l’autre, avec la facilité qu’a une particule élémentaire à se trouver simultanément en plusieurs endroits.

En quelques jours, Léa fait l’expérience de rêves et d’ellipses extrasensorielles où le monde ordinaire est suspendu pour quelques instants. Elle rencontre Bénuchot dans les deux états, réel et suspendu du réel. Elle comprend assez vite que sa mission outrepasse le simple fait de plonger dans les carnets pour écrire sa vie : elle a un rôle à y jouer avant que le livre se referme, mais lequel ?

Jules Bénuchot, qui répond de façon variable à ses questions, lui livre bientôt des enregistrements. Le premier est celui de l’écho de la première lumière de l’univers, un son fossile enregistré par hasard pour la première fois en 64 par deux chercheurs de la compagnie téléphonique Bell. Au verso de la cassette se trouve la première confession de Bénuchot, que suivront nombre d’autres. Apparaissent les protagonistes innombrables de sa vie, proches aimés et perdus, sa mère, son père, proches haïs, contrés ou fuits, amis et amours. Il semble que Bénuchot soit incapable de garder les amitiés que ne fauche pas une mort ou une disparition brutale. Il nourrit par ailleurs une passion boulimique et non dénuée de perversité pour les humains, qu’il filoche et dont il s’empare selon un protocole rodé, observation, imprégnation, excitation, transgression, prédation, comme il le fait de Léa. Il connaît ainsi des aventures érotiques paroxystiques sans que les intéressées, la plupart du temps, s’en rendent comptent. Car Bénuchot, qui regarde beaucoup, est peu regardé. Mais il applique fiévreusement ses protocoles, classe et trie, calcule, associe, établit des liens de causalité qu’il est le seul à déceler. Il lui arrive cependant d’interférer un peu plus physiquement avec le réel, jusqu’à tuer, à l’occasion.

Que doit faire Léa ? De toutes ses missions explicites ou implicites elle s’acquittera au bout du compte, avec une profonde affection et un respect filial pour ce vieux bonhomme lunatique, excentrique, dangereux et touchant qui a mis sa vie entre ses mains en sauvant la sienne. Pour elle seulement Bénuchot est contagieux : elle reprend certains de ses protocoles et il lui sera donné d’assister aux deux versions quantiques, aux états superposés d’un même évènement. Et pourtant au début elle est accablée de ce fouillis qu’est la vie de Bénuchot : « Léa s’arrachait les cheveux. On ne construit pas une histoire avec des fragments d’histoires. On ne bâtit pas sa vie avec celle des autres. On se coltine avec les éléments, on se jette à corps perdu dans des combats épiques, qui se terminent en feu d’artifice ou en eau de boudin, mais on le fait avant tout pour soi. Pour son propre intérêt, ou celui de ses proches. À moins d’être un saint, un révolutionnaire ou un illuminé, ce que n’était pas Jules Bénuchot. »

Certaines des incongruités de la vie de Bénuchot se résoudront de la façon la plus rationnelle, d’autres pas. La Schrödinguette, ravissante chatte écaille de tortue, traverse le roman avec grâce, parfaitement vivante mais avec la faculté insolite de réapparaître là où on ne l’attend pas. Le physicien disparu Ettore Majorana aussi. La foule des rencontres de Bénuchot fait de ce livre une ville en expansion, comme l’univers après le Big Bang, comme Paris que toute sa vie il sillonne aux talons de ses proies et qui ne cesse de s’étendre. Bénuchot aime Lucette mais épouse Adrienne, et sa vie conjugale sera une guerre de tranchées. La logique quantique atomise sa vie et le protège de la mort. Du mystère de ses origines ne subsistera qu’un tas de boue, mais Léa et d’autres sèmeront son héritage sur les toits de Paris et dans le monde entier.

Ce roman brillant, à multiples tiroirs, fantastique et gouailleur, est aussi un tour de prestidigitation qui mélange les personnes réelles et imaginaires, et les états superposés, la décohérence, les brisures de symétrie propre à l’univers quantique avec la vie de tous les jours. Il est joyeux, violent et méphistophélique, plein de douleur et de vie. En annexe, on trouve une liste des principaux protagonistes par ordre de disparition dans l’histoire qui finit par une ligne en pointillés avec la proposition suivante : « ici lectrice chérie, lecteur adoré, tu peux, si tu le souhaites, mettre ton nom. » Et à la fin des remerciements, Jean-Jacques nous le rappelle avec espièglerie : « Ne vous fiez pas aux apparences, le roman que vous venez de lire n’est peut-être pas exactement celui qui a été écrit. En le lisant, il est possible que, sans vous en rendre compte, vous y ayez apporté quelques modifications. Ce qui est lu n’est pas nécessairement ce qui est écrit ; et réciproquement. » Avant de nous inviter, pour une meilleure lecture, à le lire dans de meilleures conditions, c’est-à-dire dans une autre dimension, voire dans un univers parallèle.

Ce que nous ne manquerons pas de faire ! Le visage de Bénuchot d’ailleurs est déjà apparu lors du printemps du même nom à la pointe Poulmarch, au bord du canal Saint-Martin, en juin 2019, pour celles et ceux qui s’en souviennent. Nul doute qu’il réapparaîtra un jour dans une dimension ou l’autre, comme la chatte Schrödinguette, comme Ettore Majorana, ou, qui sait, comme Jean-Jacques Reboux ?

Lonnie

L’esprit Bénuchot de Jean-Jacques Reboux, Après la lune, 2016

Photo © Adèle O’Longh