Photo © Adèle O’Longh

Une pluie de septembre
de Anna Bailey

Ce roman superbement écrit, quoiqu’il se passe dans une petite ville du Colorado à notre époque, nous fait plonger dans une faille du temps. On pourrait se croire dans l’un des petits villages qui furent concernés, à la fin du XVIIe siècle, par les procès des sorcières de Salem, ce qui conduit à se demander comment un pays qui avait, après pareil délire paranoïaque d’une communauté fanatique et objectivement assiégée, pris ses distances avec les excès de la foi, peut se retrouver à ce point rongé par tant de préjugés couplés à tant de malveillance.

Comme toujours dans les meilleurs bouquins, le particulier, ici ciselé d’une plume vigoureuse et imagée, sert surtout à installer un général qui fait froid dans le dos. Il y a fatalement des familles dysfonctionnelles, comme on dit, des gosses qui cherchent l’amour interdit dans les ronciers, des bons samaritains emportés par une ferveur purificatrice plutôt que par l’amour du prochain, et l’inénarrable pasteur qui puise les tables de sa loi dans le credo féroce d’inquisiteurs dominicains. Il y a des épouses accablées et des flics sinueux, et évidemment, au début, une disparition d’adolescente dont on ne sait trop s’il s’agit d’une fugue ou d’un homicide, les deux étant hautement probables dans pareil bouillon où fermentent les secrets de famille et les secrets de village, la peur, l’envie, un ennui sidéral et la rancœur. Ceux qui ne rêvent pas de torturer, amender, tuer ou échapper à leur prochain fantasment sur les grandes métropoles lointaines où tout est possible, où il n’est pas besoin de mener un combat exténuant de dissimulation pour simplement survivre. Les personnages sont aussi bien brossés que le décor :
« La First Baptist Church de Whistling Ridge ressemble à un centre aéré sur le toit duquel on aurait cloué un clocher blanc en fibre de verre. Noah sait que c’est à ça que ressemblent la plupart des églises de la région. Mais il sait aussi que, sur la côte est, il y a d’immenses églises gothiques en lourdes pierres, aussi majestueuses que Dieu lui-même. Dieu devrait être en pierre, s’Il est quelque chose, se dit Noah. Dans ce bled, Il est fait de polystyrène, Il sent le goudron et Il a un goût de frite. Dieu, c’est un relais routier ou un panneau publicitaire. Ça n’aurait pas de sens de le faire en pierre, parce que la pierre, c’est fait pour durer. Dieu est perpétuellement remodelé selon les besoins. »

Dans ce bled cruellement d’actualité, on n’aime pas les péchés, si on aime les pêcheurs (une fois dissociés de leur péché). On hait les étrangers et les homosexuels. La jeunesse et le sexe féminin, difficile de s’en passer, mais ils sont sous haute surveillance. Et pourtant tous les personnages sont livrés dans leur complexité, sans noir et blanc – ici seul le rouge des tripes, du sang et du feu sert de surligneur. On peut ainsi entrer dans les défaillances de ceux qui résistent bravement aux intempéries comme dans l’humanité de ceux qui ne cessent de les produire, ces intempéries, sous forme d’anathèmes, de mauvais traitements, de terreur, de tyrannie. Tous sont animés des mêmes douleurs, ressentent les mêmes insécurités, voudraient être adoubés et approuvés. C’est ce qui fait la force de ce livre, cette humanité erratique qui enfonce les uns dans la foi et les autres dans la boue. Et surtout les personnages de lisière, plus lâches que méchants, qui se font supplétifs parce qu’il n’y a pas de moyen terme entre la lâcheté et l’héroïsme pour eux dans ce contexte. On touche là au clair-obscur de toutes les formes de collaboration, à la peur et au dégoût de soi, à la loyauté aussi, à ce qui pave l’enfer sinon de bonnes intentions, du moins des intentions les plus modestes, a minima, aimer ce qui nous écrase plutôt que se révolter, y laisser la peau des autres avec la sienne, n’entendre que les voix qui portent, devenir sourd aux autres. Les éléments semblent être des états d’âme qui se concrétisent autour des personnages sous forme de couleurs, de bruits, de chaleur ou de froid, si bien que les décors où ils évoluent pourraient être des projections de leur inconfort, de leurs tâtonnements :
« Ils traversent des hectares d’un mois d’août étouffant. Avachis sous les arbres, des touristes font une pause pour reprendre leur souffle. Des enfants se roulent dans l’herbe couleur chicot de vieillard. La clim de Noah est en panne, et ils ont l’impression d’avoir de la laine mouillée dans les poumons, mais ils n’osent pas ouvrir les vitres de peur que les insectes s’engouffrent dans l’habitacle, les forçant à se gratter jusqu’au sang. Le visage à demi dissimulé par ses énormes lunettes, Abigail se tait. Noah ne sait pas trop si elle le regarde ou pas. »

Avec la même langue directe recouvrant les mêmes subtilités d’analyse, Anna Bailey peint aussi, en plein carnage, l’amour imputrescible et les malentendus, les doutes et les regrets d’une grande amitié.
« Mais les nuits d’été sont sensuelles. Elles sont lentes, faciles, et tellement intimes. On peut réaliser ses fantasmes dans les bois, derrière une grange, dans l’ombre, avec des étoiles pour seuls témoins. La nuit est faite pour les désirs imprononçables. La nuit est faite pour ne pas parler du tout, elle est faite pour les regards furtifs sous les réverbères des petites routes poussiéreuses, pour le parfum des cheveux d’un amant, pour les doigts qui se frôlent dans le noir. »

C’est un roman foisonnant et complexe, polyphonique, qui a le génie de mettre en scène des personnages caricaturaux sans les caricaturer, de refuser la simplicité, mais de poser des constats sans complaisance sur ce qui peut s’accumuler de pourriture humaine et de malheur si on laisse prospérer les points de vue dogmatiques, le fanatisme, les rapports de force sans merci, la peur et la haine.

Lonnie

Une pluie de septembre, de Anna Bailey, ed. Sonatine, 2021

Photo © Adèle O’Longh