Vous n’avez pas encore vu The dead don’t die de Jim Jarmush?

« There’s a cup of coffee waiting on every corner,
Someday we’re gonna wake up and find the corner’s gone
»…

Un jour, il n’y aura plus de coin de rue, dit la chanson du film. Et c’est comme ça. C’est juste et simplement vrai… Comment aurait-on pu imaginer une chose pareille ? Que littéralement, un jour : Il n’y aurait plus de coin ? Pas parce que l’immeuble se serait écroulé, qu’il y aurait eu une guerre ou parce que le quartier aurait été réhabilité et tout le monde expulsé, non, mais parce que : On serait tous mort. La terre bousillée, les humains rayés de la carte.

Noir. Sans aucun doute le long-métrage le plus pessimiste de Jim Jarmush qui n’avait peut-être guère d’autre choix que de faire un film de genre pour nous dire son désespoir avec élégance. Avec son humour décalé, cette politesse qui n’appartient qu’à lui. Un film de zombies où il nous rappelle perpétuellement que c’est du cinéma, pas autre chose, comme dans la séquence où sont retrouvées les serveuses et où les plans fixes des corps sont toujours les mêmes, quel que soit celui qui regarde. Où il nous dit : Une image, ce n’est qu’une image, rien de plus. Où les allusions récurrentes des acteurs au film en train de se tourner font baisser la pression, nous évitant de basculer dans le spectaculaire.

Dans The dead don’t die, la terre a dévié de son axe à cause de la fracturation hydraulique polaire  tandis que les chaînes  dites d’ information diffusent des messages expliquant que tout va bien. Est-ce là une idée extravagante ? À l’heure où les multinationales, avec la fonte des glaces,  ont plus que jamais le champ libre, est-ce si tartignolle ? Car c’est un fait, en ce moment même, toutes les compagnies prédatrices sont sur le coup, aux pôles. Alors oui, dès demain, on sera peut-être tous morts, en partie complices, avalés par ceux que Jarmush appelle « les matérialistes ». Et aucun Jedi ne nous sortira de là. Il nous le dit clairement avec le personnage incarné par Tilda Swinton, dont la démarche en angles droits est celle des pratiquants de la marche méditative et qui manie le sabre de la tradition zen, cette bodhisattva lumineuse qui, alors que les visages des zombies qui la convoitent s’écrasent sur les vitres du commissariat où elle est seule devant un ordinateur, ouvre sur eux ses yeux clairs en leur disant : Regardez-vous … Ce Look at yourself, doux, tranquille, qui porte en lui cette simple constatation : Comme vous êtes voraces … Et qui pose la question : Qu’avez-vous fait de vous ?…   Car dans The dead don’t die, petit à petit, les personnages mort-vivants avant que d’être, passent en enfer, ce lieu où on boit mais on n’étanche jamais sa soif, où on mange mais on a toujours faim, ils deviennent comme les esprits avides de la tradition bouddhiste, « They’re just ghosts inside a dream », des hungry ghosts qui paient l’avidité dont ils ont fait preuve durant leur vie. Sous le regard de l’anachorète joué par Tom Waits, qui s’est abstrait une fois pour toute du désastre, refuse toute collaboration et vit en autarcie dans les bois, que les zombies semblent ne pas voir.

« There’ll be no one out at night for the lights to shine down on
But the dead’ll still be walking ’round in this old world alone
Oh, well after life is over the afterlife goes on »

Ni fin, ni repos. Noir, noir et encore noir, donc. Oui, mais ça reste un film de Jim Jarmush. Avec ce genre de personnages qu’il ne juge pas mais laisse évoluer, toujours étonnés devant ce monde, quel qu’il soit, toujours prêts à essayer quand-même, à faire de leur mieux, même s’ils se sentent en dehors et sur la touche, un peu, quoi qu’il en soit. Son regard est le même, tendre et perplexe, teinté d’humour noir, comme celui des deux policiers qui patrouillent, comme celui du client du bar qui découvre les serveuses à moitié dévorées.

Dans le temps suspendu de Jim Jarmush, on respire, on est tranquille, on sait qu’aucune saloperie ne va nous tomber sur la tête, nous tomber dans l’œil, au détour d’un plan, quand on ne s’y attend pas, paf, dans la rétine, prends-toi ça et va te coucher. On sait qu’on est protégé par l’intelligence, la délicatesse, le regard singulier d’un vrai amant du cinématographe. On peut se détendre, vraiment. Et ce, même dans un film de zombies. Qui d’autre que lui nous donne cet espace-là ?

Adèle O’Longh