Photo © Adèle O’Longh

Les contemplées
de Pauline Hillier

En mai 2014, en réaction à l’emprisonnement en Tunisie d’une militante femen, Amina Sboui, dix jours plus tôt, deux femen françaises et une allemande, Pauline Hillier, Caroline Stern et Josephine Markmann, manifestent seins nus en soutien à celle-ci, munies de banderolles, devant le palais de justice de Tunis. Elles sont aussitôt arrêtées et enchristées. Dix ans après, ce séjour d’un mois à la Manouba, la prison pour femmes de Tunis, inspire à Pauline Hillier une autofiction, Les contemplées, qui est d’abord un hommage plein de vie aux femmes qu’elle y a croisées.

Les écrits de prison des femmes sont rares. Il y a les récits magnifiques de Zehra Dogan, « Nous aurons aussi de beaux jours » et « Les yeux grands ouverts », où du reste on retrouve des conditions d’incarcération assez comparables à celles qu’a connues Pauline Hillier à la Manouba : cellule commune surpeuplée et conditions de vie infra-humaines. On se rappelle aussi, en France, les romans pleins de gouaille et de poésie d’Albertine Sarrazin. Plus récemment, des femmes comme Brigitte Brami ou Audrey Chenu ont aussi écrit sur la taule, et on se souviendra du blog « Pisser dans l’herbe », chronique d’un emprisonnement prolongé jusqu’à cinq ans au fil des rébellions successives de l’indomptable bergère Christine Ribailly. Mais ce qui rend le livre de Pauline Hillier émouvant, c’est ce décalage total qui existe entre elle et les autres prisonnières, décalage culturel, linguistique, de condition, qui fait qu’au début de son incarcération la jeune Française, en défense et en refus, se barricade psychiquement contre ces femmes qu’elle redoute et dont elle se sent radicalement différente. Déjà on la devine très sociable, mais aussi très tactique, projetant sa survie dans ce monde dangereux et incompréhensible de la Manouba.

Peu à peu, au fil du récit, elle se familiarise avec la routine de la prison et avec ses co-prisonnière dont elle repère très vite les hiérarchies, celles qui commandent et détiennent le pouvoir et l’accès au nécessaire, celles qui servent et veillent, celles qui trafiquent et négocient, les débrouillardes, les désespérées, les despotes. Au fur et à mesure que « Bolona », c’est le surnom qui lui a été donné, s’adapte et apprend les codes et quelques mots d’arabe, elle se rapproche de quelques-unes des femmes. Au début compulsivement observatrice et les classant en fonction de son intérêt ou du danger potentiel qu’elles représentent, elle entre progressivement en empathie avec quelques-unes, puis d’autres, et à la fin de son séjour elle s’est fondue dans ce groupe de prisonnières au point de les ressentir comme des sœurs. Les meurtrières, les voleuses, les tricheuses, les victimes, peu importe au fond ce pour quoi elles sont là, il n’y a pas de raison valable à enfermer un être humain dans cet enfer. Pauline, entrée avec de solides idéaux et ayant, on le devine, une idée plutôt tranchée du bien, du mal, du vrai, va être confrontée à cette évidence peu explorée qu’on peut être victime sans être innocente, innocente sans être bienveillante, coupable des pires monstruosités sans perdre son humanité, et que ces classements un peu vains sur l’échelle des vices et des vertus sont probablement impropres à juger de la condition humaine comme de la responsabilité personnelle. Elle est tout simplement entourée de femmes de tous âges qui aménagent leurs peines dans les pires conditions, qui payent leurs crimes réels ou supposés en subissant l’injustice de la justice, et qui font corps sans avoir l’inintelligence de rajouter à la sentence des juges la leur propre. La première à prendre contact avec elle s’appelle Hafida, et elle lui expliquera « Ici personne ne te fera de mal, on est comme une famille. »

En effet, le pavillon D où Pauline se trouve avec vingt-sept autres taulardes fait figure, malgré les sanitaires immondes, les rats, les cafards, la surpopulation, de quartier des VIP. Plus tard elle aura l’occasion de rencontrer au hasard de ses pérégrinations dans les dédales de la Manouba des prisonnières misérables, des putains noires portant sur leur visage les traces de brutalités récentes, des malheureuses malades, faméliques, d’inquiétantes brutes. Le pavillon D, bien que totalement insalubre, est tendu de tissus colorés, nettoyé tous les jours par les prisonnières. Malgré les difficultés pour accéder à l’eau, aux douches, les femmes s’efforcent de rester présentables. La brutalité des matonnes n’épargne personne, mais les sinuosités d’une hiérarchie tacite font que certaines prisonnières nouent des relations commerciales avec certaines gardiennes, distribuant les faveurs selon un protocole compliqué d’allégeances et de tributs qui se répercute à l’intérieur du pavillon.

Pauline a besoin d’appuis et de soutien, comme toutes les prisonnières, et elle inaugure de lire les lignes de la main pour distraire ses compagnes et se ménager quelques faveurs. C’est un succès fou : en peu de temps, toutes les mains sont passées entre les siennes, et ce contact physique achève de déchirer le voile de méfiance qui la séparait encore des autres. Car on se touche énormément dans le cachot, les corps s’expriment à proportion inverse de la pudibonderie religieuse, en un paradoxe qui a la fraîcheur de l’enfance. On se pince, on rit, on se chatouille, on s’envoie des bourrades, on se masse, on s’épile, on fait la danse du ventre, on grimace, on rit plus qu’on ne pleure, malgré l’effroyable condition. La quasi-totalité des femmes tirera des peines bien plus longues que celle de Pauline, certaines sont là depuis de longues années et pour longtemps encore, mais elles vivent avec une opiniâtreté animale, blaguant, s’engueulant, chantonnant, parfois sombrant dans une stupeur mélancolique, mais jamais longtemps. C’est ce que Pauline Hillier décrit formidablement, la vivacité de chacune, ses mouvements, sa singularité, son ton. Les femmes gloussent, s’exclament, pouffent, chuchotent, leurs visages passent de la morgue aux mimiques, elles parlent avec les mains, tout en elles s’exprime : les regards, les postures, les soupirs et les sifflements. Dans la chaleur accablante du jour elles végètent, alanguies, fumant en boucle pour garder le feu si difficile à se procurer, discutant mollement « Les échanges sont lents et monocordes, ici on savoure le peu à se dire pour faire durer les conversations. La parole est un petit foyer sur lequel on souffle doucement, pour que les flammes ne dévorent pas tout d’un coup. »

En devenant progressivement un fragment de cette sororité de hasard mais plus solide que des liens de sang, Pauline recueille, avec la vie de chacune, son caractère particulier, sa philosophie personnelle, la façon dont elle tisse son destin en le racontant, en faisant de la brutalité du chaos de son existence une histoire appropriée. En filigrane se pose l’éternelle question : sommes-nous définies par nos actes ou ceux-ci nous précèdent-ils, nous obligeant à nous solidariser avec ce qui souvent a fusé de nous comme un sanglot, un vomissement ? Nos actes nous définissent-ils ? Nous enrôlent-ils dans leurs terribles conséquences ? Et pourtant, on se prend à songer que la vieille Boutheina, le jour où elle a commis l’irréparable, n’était guère différente d’un autre jour où elle aurait brisé, dans un accès de douleur et de rage, une jarre fêlée qui aurait répandu son contenu sur ses cuisses. Sommes-nous toujours en état de conscience et de contrôle, ou nous conduisons-nous parfois comme une meute hétéroclite de chiens fous ? « Je suis une détenue comme elle, le cul posé sur un seau, pas plus haut que le sien. Si elle a mis un mouchoir sur sa morale pour me donner son amitié en dépit du délit dont je suis accusée, je ferai de même. J’accueillerai l’histoire telle quelle, je rirai quand elle rira, me mettrai en colère si elle le veut, mouillerai mes yeux dans les siens quand le ton sera triste. »

Arrivée à ce point de dépouillement et de réévaluation de ses anciennes valeurs et de ses anciens repères, Pauline, sans que rien n’ait pu lui permettre d’anticiper la soudaineté de l’évènement, est libérée. Au moment de dire au revoir à ses frangines, elle réalise qu’elle n’a jamais appris ce mot de leur langue, tant il était de peu d’utilité.

« Quelque chose s’est cassé à l’intérieur de moi au moment où j’ai franchi la porte en les laissant derrière moi. J’ai senti nettement le craquement dans ma poitrine. Comme un bréchet qui se rompt. Et sans bréchet les oiseaux ne volent pas. »

Cette immense détresse au milieu de la joie délirante d’être enfin sortie de cet enfer témoigne de l’énormité de l’arrachement. Au milieu des femmes de la Manouba, Pauline a pu expérimenter que la sororité se tisse aussi bien dans les regroupements de hasard des prisons les plus immondes, sans opinions communes, sans origines partagées, sans même un langage commun, qu’entre des femmes aux idéaux semblables au sein d’un groupe affinitaire. Elle repart, continuant ses actions au sein des Femen encore quelques années avec son bréchet fêlé. Et puis, au hasard d’une rencontre qui lui projette le passé en plein visage, elle décide de rendre hommage aux prisonnières tunisiennes qui un mois durant furent tout son univers. « Moi qui pensais savoir quoi du bien quoi du mal, qui à tort qui à raison, qui de bon qui de mauvais, j’ai été déboulonnée de toutes mes certitudes. Moi qui me croyais forte, je suis devenue humble. Moi qui venais parler, j’ai appris à écouter. »

Et pour libérer ces femmes qui sont restées dans l’ombre de son cœur, pour les ramener à la lumière, pour nous offrir aussi ce qu’elle a reçu d’elles, maintenant qu’elle a pu rassembler les morceaux d’elle-même, voilà « Les contemplées », sortant des notes griffonnées dans « Les contemplations » d’Hugo, le seul livre qu’on l’ait autorisée à garder avec elle à la Manouba.

Lonnie

Les contemplées, Pauline Hillier, La manufacture de livres, 2023

Photo © Adèle O’Longh