Nanimissuat Île-Tonnerre, le recueil le plus récent de Natasha Kanapé Fontaine (2018), raconte la plongée dans une lignée de femmes reliées à la terre et à l’Histoire, lignée qu’il importe de ranimer, d’exhumer, afin de pouvoir réinvestir cette île identitaire des femmes qui est tissée de musellements, de violences, de meurtres, d’anéantissement. Avec la douloureuse histoire du féminicide autochtone au Canada, reconnu depuis peu par les autorités, ce livre prend sa terrible dimension. Désidentification, dépersonnalisation, violence, misère, prostitution font des femmes autochtones les victimes privilégiées des féminicides. La proportion d’autochtones est tellement élevée parmi les femmes victimes de féminicides au Canada (presque 1200 victimes, l’équivalent, pour elles qui ne représentent que 4% de la population, de ce que seraient 55 000 françaises assassinées depuis les années 80), qu’il n’existe pas une famille autochtone qui n’ait parmi ses membres ou ses proches une femme tuée. Ce poids des « sœurs volées », avec celui des ravages de la dépossession identitaire, psychique, sociale induite par la scolarisation forcée en pensionnats des enfants, qui y mouraient ou y devenaient fous, jusque dans les années 80, fait partie des plaies ouvertes de l’identité autochtone au Canada. Un rapport récent, à la demande des autorités canadiennes, conclut au sujet de ce féminicide à un véritable génocide et donne pas moins de 131 recommandations. Il semble que les autochtones, enfin, sortent des angles morts de la conscience de cette grande démocratie avancée. Comment rassembler les fragments dispersés de son identité réduite en lambeaux ? En devenant tour à tour tous les anneaux de ce collier dont on est la dernière boucle. Je retranscris le prologue, si beau et éloquent, qui résume cette quête initiatique :
« La mémoire se transmet par le sang. Mémoire écorchée, démembrée, violée. Mémoire effacée de la conscience du peuple. Un grand vide se creuse d’une génération à l’autre. Lorsque le récit n’est pas raconté, il y a privation.
Manque.
Repères. Espoir. Vision. Direction. Avenir.
Un océan opaque. Liquides toxiques. Faire taire cet océan.
Il dérive. Il déraisonne.
La dépendance s’infiltre en nous.
Se défigurer, se confisquer, s’esquiver : fermer le jour.
Je combats à l’extérieur de moi toutes les injustices.
Un jour, j’apprends que je dois m’aimer.
Je découvre les injustices de mère en fille.
Partagées dans l’ignorance et le désespoir.
Océans
Une nuit, dans mon rêve, ma grand-mère s’assied sur mon lit de cèdre dans la tente et me dit : « Va retrouver ta mère. »
Tshissiupanu, le souvenir remonte à la mémoire.
Je me libère enfin.
Être Innushkueu -femme et humaine-
porter la mémoire de nos aïeules.
Je suis partie.
Tombée en pleine mer
J’ai nagé jusqu’à ma mémoire
J’ai bu la mémoire du sang.
Des siècles après
Je suis échouée sur une île
Peuplée par des éclairs, nanimissuat.
Au-delà des cycles de violence et de rage, la lumière.
L’île-tonnerre.
J’y suis seule.
L’île est habitée par des esprits et des voix de femmes.
Je donne une sépulture à chacune de mes sœurs perdues.
Ma grand-mère.
J’ai déposé mes prières pour les générations à venir.
Ma mère.
J’ai demandé pardon.
J’ai suivi les éclairs
Accueilli leurs enseignements en mon cœur
J’ai accordé le pardon
J’habite désormais mon île
Mon pays. »
Cet émouvant recueil est dédié :
« À celles qui ne reviennent jamais.
Et à celles qui ne reviennent jamais tout à fait. »
Il est divisé en huit parties : « Je suis l’île, Je suis trois femmes en une, Je suis la grand-mère, Je suis la mère, Je suis la fille, Je suis ma grand-mère, Je suis ma mère, et enfin, Je suis moi. »
« …Au creux des abysses
Nos enfants ont des moustaches lumineuses
Des yeux grands
Ouverts sur la noirceur
Ils nagent
Où recommence
Le récit du monde
Où les mères
Toutes les mères
Réécrivent l’histoire… »
Lonnie
Nanimissuat Île-Tonnerre de Natasha Kanapé Fontaine, éditions Mémoire d’encrier, 2018.
Photo © Adèle O’Longh