L’indésirable
de Louis Guilloux

On s’interrogera sur ce qu’il peut bien y avoir de nouveau dans le Landerneau des causeries à bâton rompu, que ce soit au bistrot, dans les salles de rédaction ou au mariage de la cousine Berthe. Rien sans doute, à part les capacités d’aggravation du champ de la médisance et de l’inconsistance, offertes par internet dont il faudra bien un jour cesser de s’étonner niaisement des effets, de la même façon qu’il faudra cesser de croire que la profusion d’informations oblige qui que ce soit à quoi que ce soit et moins encore à rectifier.

Dans un de ces sites où le tout-venant de ceux dont le diner, le déjeuner, le voyage ou la visite donnent lieu à des explications d’un intérêt parfaitement inexistant, je suis tombé sur le commentaire d’un aimable touriste qui, ayant visité Auschwitz, trouvait que l’organisation laissait tout de même à désirer.

Si la démarche de pareil commentateur est peut-être pavée du revêtement de sol préféré en enfer, il n’en demeure pas moins que le résultat laisse pantois et puis, que voulez-vous, les temps changent. Ce commentateur a eu besoin de commenter, il a commenté. Comment taire alors que tout pousse à la causerie ?

Internet, on le savait, rend désormais tout préférable au silence. Mais enfin le plus embarrassant est l’effarant conformisme qui voudrait non seulement que des milliers de personnes commentent leur visite en pareil lieu en s’étalant sur l’inconfort de la prestation touristique mais qu’en plus dans l’écrasante majorité ils évoquent ce sur quoi tout le monde peut tomber d’accord ; l’obligation mémorielle, la nécessité de savoir pour ne pas répéter l’histoire.

Autrement dit, anticiper ce qui veut être entendu, le dire, rejoindre le groupe, stabiliser le flottement.

Louis Guilloux nous a pourtant maintes fois avertis. Gallimard publie en 2019 l’indésirable, un inédit de l’auteur du Sang noir : L’indésirable est celui qui s’apparente de près ou de loin à l’étranger qu’on a cantonné dans un camp. On est en 1917, la précision est utile, sans doute, mais pas tant que ça. Plus indésirable que l’évident indésirable, le boche en l’espèce, se trouve être celui qui pour une raison ou une autre, probablement mû par des valeurs d’avant-guerre, la compassion, la tolérance, s’attire la sympathie de l’ennemi. Ainsi, M. Lanzer devient l’héritier d’une vieille dame alsacienne qu’il a secourue. La rumeur s’empare du fait, le transforme, fait de Lanzer un profiteur de guerre. Un de ses amis le défend. Il entre dans l’engrenage de la médisance et peu importe qu’il revienne blessé du front. Commence alors le jeu des poupées russes où la grande guerre enserre une plus petite qui en enserre une autre jusqu’au minuscule.

Louis Guilloux n’a pas son pareil pour décrire la bêtise, sans doute. Il aime la marge, les hors cadre, sans doute. Mais enfin, il décrit des mécanismes, la sommation faite à chacun de choisir son camp, par l’usage d’un simple mot le plus souvent prononcé en ce public qui ne se scinde pas, qui refuse de le faire, qui se confine dans la peur, qui se réfugie dans la complaisance. On se pardonne si facilement à soi-même que le miroir de cette lecture est dérangeant.

Christian Vigne

L’indésirable de Louis Guilloux, éditions Gallimard 2019.