Ce roman, c’est une expérience dont on ressort avec des courbatures. C’est une écriture incroyable, à la fois déjantée, poétique, coq-à-l’ânesque, drôle parfois et noire comme la coulée de goudron qui clôt l’une des scènes de folie dont ce roman est farci.
Fasciné par les images, les ambiances et le mode opératoire de ces deux flics américains d’El Paso, Texas, des pourris qui cherchent à se remplir les poches parce que plus salauds qu’eux y a pas, on suppose que l’histoire n’est qu’un prétexte et que la scène de crime qui ouvre le roman, un ex-Marine assassiné, ces deux gars perdus s’en foutent complètement.
« Fletcher a soulevé le buste du gars – il était froid, raide et puait. Il l’a débarrassé de sa veste, de sa chemise. Il avait pris le soleil sans compter et avait une tête de mort tatouée sur le biceps droit. Elle était surmontée du chiffre « 1 » et de cette inscription : « Not Killed at Chosin ».
— Mais il est mort à El Paso, a dit Drake, faut pas fanfaronner.
Le gars avait aussi une méchante cicatrice en haut du poumon droit et un suçon à la base du cou. La guerre et l’amour, tout ce que voulaient les hommes. Il n’avait pas à se plaindre. Fletcher l’a déculotté – on ne connaissait un homme que lorsqu’on connaissait sa bite. Drake s’est marré. Le gosse a caché ses yeux avec ses mains. Le mort s’était chié dessus post mortem, avant il s’était fait tatouer « Motherfucker » au-dessus du pubis. »
L’argent, ils l’amassent par paquets, mais c’est à se demander ce qu’en font ces deux moines soldats au service d’une religion sans paradis et sans adeptes, déjà qu’ils ont du mal à tenir jusqu’au lendemain à force de drogue, d’alcool, de malversations et de violences qui leur servent de passe-temps et qui sont de nature à générer des balles dans le dos.
Ils sont pris comme nous par la spirale de l’enquête, ils s’y laissent glisser, aspirés par les événements qu’ils provoquent, et comme ils ont de sacrés éclairs de lucidité parmi de multiples flash hallucinés et autres pensées confuses où le passé est plus brumeux que le futur, ils avancent et trouvent des réponses, pèlerins laborieux appliqués à faire respecter la loi d’une façon que les pères de la Constitution n’avaient certes pas prévue.
Soucieux de limiter l’excès de paperasse qui encombre la justice, trop occupés aussi pour demander des consignes à des juges bien loin dans leur bureau, leur vision performante de la productivité en matière de justice les amène à être enquêteurs, juges et exécuteurs à la fois et en même temps, ce dont le maire s’accommode parfaitement, vu qu’il les a recrutés précisément pour cela, pour terroriser les gangs -tant pis s’ils rackettent à la place de la pègre locale- et éventuellement trouver qui a tué et fait disparaître les deux flics qui travaillaient avant eux sur leur secteur.
« Drake a garé le Cercueil entre un pan de mur et l’épave d’une camionnette Chevrolet, à quelques centaines de pas du Bienvenidos (architecture mexico-carton-pâte, un côté village miniature pour poupées Barbie à la chatte rieuse). Drake a suggéré à Fletcher d’ouvrir la boîte à gants, qu’il y avait des chocolats. Fletcher s’est marré. Drake aimait bien que l’Albinos rigole à ses vannes.
Fletcher a ouvert la boîte à gants. Il en a sorti le Tueur dans son baudrier d’épaule. Il a vérifié si le barillet était plein, si l’arme sortait facilement de l’étui pour faire cui-cui. Il a trouvé le bout de savonnette rose sous les munitions et l’a frotté contre le cuir de l’étui. Pour que ça glisse facile. Drake regardait ça en comptant le nombre de morts à venir… Un mort, deux morts, t’es mort… Fletcher a pris une poignée de balles au cas où ça chierait à fond. Il est sorti. Il a ôté sa veste, a réglé la lanière du baudrier sur son épaule. L’arme était lourde sous son cœur. Coup de chance, son cœur était lourd lui aussi. Fletcher a enfilé sa veste. Et voilà : pan-pan t’es mort et remort. Drake a bouclé le Cercueil. « Quelqu’un qui avait le sens de la formule avait écrit sur la tôle poussiéreuse : « Flics à tuer ». Ils s’étaient fait repérer à la station Texaco. Fletcher et Drake trouvaient naturel qu’on n’aime pas les flics. Eux ne s’aimaient pas. Quant aux autres flics, ils pouvaient tous crever. »
L’enquête sur la mort du Marine prend une ampleur démesurée, mais nos deux gars paraissent de taille à combattre les pires salopards, vu qu’ils ont de la répartie aussi bien en tortures variées qu’en puissance de feu, et en plus ils n’ont rien à perdre, pas de femmes, pas d’enfants et si peu d’espoir, reste l’amitié à la vie à la mort qui les unit.
Et le roman devient plus intense, plus fou parce qu’en face de nos deux flics allumés, il y a d’autres gars, des professionnels qui font plus attention à la brillance de leur chevelure qu’au respect de la vie humaine, et même si certains « question quotient intellectuel, faisaient égalité avec les amibes et les boutons de braguette », ce n’est pas le cas de tous, et l’histoire qu’on nous raconte est tellement énorme et plausible, qu’on ferme le livre avec une espèce de sidération.
Cimetière d’étoiles est sans aucun doute un excellent roman.
François Muratet
Cimetière d’étoiles de Richard Morgiève, Joelle Losfeld, 2021
Photo portable Pour tout 52 © Gina Cubeles 2021