Monsieur Bénuchot est un chauffeur de taxi à la retraite. Il recense dans ses carnets privés toutes les personnes rencontrées dans sa carrière, brossant en quelques mots une série de portraits cocasses qui font mouche. Il parle des hommes et des femmes qui nous ressemblent avec leurs malheurs et leurs joies, leur désespoir et leurs espérances, leur bêtise et leurs petites lâchetés. On rit beaucoup à l’évocation de ces situations hautes en couleurs. Personnage fantasque, c’est un homme pétri d’humanité qui a traîné sa bosse, accumulé les expériences les plus invraisemblables et les plus bouleversantes, un être plein de malice et bigrement intéressant.
Monsieur Bénuchot est un flâneur. Il arpente les rues de Paris d’Est en Ouest du Nord au Sud, avec une préférence pour l’Est, évidemment, les quartiers populaires. Car « le Bénuchot » est un révolté contre les violences policières, la guerre d’Algérie, les injustices de la vie quotidienne. Bienveillant, il est aussi capable de jugements assassins sur ses contemporains, habité par des colères contre les anonymes de tous les jours, les crétins, les racistes.
Monsieur Bénuchot a une passion pour la physique quantique. On s’accroche comme on peut, on n’y comprend pas toujours grand-chose, mais nous voilà songeur sur les états superposés, les disparitions mystérieuses et poétiques, sur la possibilité d’être mort et vivant simultanément, d’exister et de ne pas exister. Il nous perd entre vérité et mensonge, tout s’embrouille, que croire ? De quoi devenir dingue par moment. On est pris de fous-rires sans savoir si les événements sont réels ou pure fiction. On se promène en Absurdie dans un monde loufoque qui n’enlève rien à la dimension métaphysique du récit. Car la physique quantique débouche fatalement sur la métaphysique. Bénuchot s’attribue un pouvoir sur le sort des gens, il croit par la pensée pouvoir influer sur leur destinée. Il peut également lire les pensées de Léa, la jeune étudiante qu’il a sauvée d’un mauvais pas et embauchée pour écrire l’histoire de sa vie à partir de ses carnets. Mais est-ce vraiment son intention ou utilise-t-il ce prétexte pour initier Léa aux mystères de l’existence ? À moins que ce ne soit par pur désir de la garder auprès de lui tant elle ressemble à sa fille Adèle, morte quelques années auparavant ? Et peut-être l’enrôler dans la quête de son père disparu ? Le père de Bénuchot est-il le chat de Schrödinger?
Monsieur Bénuchot est-il Jean-Jacques Reboux ? Le récit est parsemé de clins d’œil historiques, cinématographiques et politiques qui ne laissent aucun doute sur les idéaux de l’auteur. Mais finalement le monde est-il gouverné par le hasard ou le destin ? Il est difficile de parler de L’Esprit Bénuchot tant l’inventivité romanesque est foisonnante. On ne sait pas par quel bout l’attraper. Jean-Jacques Reboux est un râleur littéraire à l’esprit mutin et caustique et à l’originalité débridée. À travers Bénuchot, ce gars bien, cet homme de parole à la morale généreuse et à l’âme enfantine, il questionne le monde et ses contemporains. Il n’a de cesse de nous transporter dans l’absurdité métaphysique de l’existence, croquant d’un trait de plume savoureux, d’une vivacité sans égal, les petits riens du quotidien. Les personnages qui nous accompagnent dans cette histoires pleine de rebondissements trouveront une résolution digne d’une comédie dramatique. Souvent ils passent sans transition de l’incertitude du réel à son omniprésence, nous laissant sous le choc de cette confrontation. Et si tout ce voyage interrogeait finalement le sens de la vie ?
Vision kaléidoscopique de l’existence, regard fantasmagorique sur les choses, on balance entre le fantastique et le merveilleux. Jean-Jacques Reboux mêle une écriture d’inspiration tantôt surréaliste tantôt dadaïste mais toujours juste et authentique. Un vrai régal. À bénuchoter sans modération.
Francine Klajnberg
L’Esprit Bénuchot, de Jean-Jacques Reboux, Après la Lune, 2019.
Photos Audrey Malherbe.