Ce qu’il y a de passionnant dans le dernier roman d’Alexandra Schwartzbrod, c’est sa façon d’imaginer le futur d’Israël, un futur qui se déroulerait disons dans une vingtaine d’années et qui est carrément anxiogène. Cette vision est alimentée par sa connaissance du pays, elle y a été correspondante de presse pendant quelques années, par son écriture noire, ce qui ne l’empêche pas de suggérer des raisons d’espérer, par son sens des personnages qui fait la richesse de ce récit.
Ce roman est une projection qui a dû être élaborée, je le suppose, à l’époque de la loi israélienne de 2018, définie comme un palier décisif dans le roman : « Pour la première fois, Israël se définissait officiellement comme un État purement juif, niant tous ses droits à la minorité arabe »
L’autrice imagine donc ce que pourrait devenir Israël si cette tendance se poursuivait et nous voilà donc dans un Grand Israël, où les Juifs ultra-orthodoxes ont imposé leurs vues, où les territoires palestiniens ont été totalement intégrés, où la question palestinienne a été réglée par des cars : tous ont été expulsés, sans qu’on sache vers quel pays, il est question d’un « ailleurs inconnu » et ce qu’en dit le roman est des plus inquiétants : « [Ils] s’étaient laissés expulser sans réagir, grimpant dans les cars telles des bêtes cheminant vers l’abattoir, il ne serait pas de ceux-là. »
Israël a donc beaucoup changé, mais le reste du monde aussi. Dans cette dystopie, les États-Unis ne comptent plus, ils sont ravagés par des crises et la Californie a fait sécession, l’Union européenne a implosé, les pays d’Europe sont dirigés par des régimes nationalistes, reste la Russie qui semble continuer sur sa voie actuelle et qui a pris une sacrée influence dans le Grand Israël, au point de lui fournir des mercenaires et de l’équiper en drones tueurs pour surveiller les murs qui garantissent la frontière. Il ne s’agit plus seulement d’empêcher les entrées, mais aussi les sorties car le pays est devenu une prison. Le projet sioniste est devenu absurde, avec des traditionalistes qui prient et des Russes même pas juifs qui les protègent. Le niveau de vie a chuté dramatiquement, ici comme ailleurs dans le monde l’autosuffisance est recherchée, mais c’est la décroissance incontrôlée qui s’impose. Le pays manque de pétrole, d’électricité, de produits agricoles, le Premier Ministre peine à diriger le pays, quand bien même il semble avoir les pleins pouvoirs.
Une ville a fait sécession, Tel-Aviv. C’est là que Juifs et Arabes semblent vivre en bons termes sous une forme d’utopie socialisante et laïque. Les kibboutz se sont recréés pour permettre l’autonomie alimentaire, les différentes religions sont à égalité, les peuples se mélangent et ce sont les militants laïcs qui sont devenus les plus intransigeants.
Mais cela n’est que le cadre dans lequel évoluent des personnages très variés : un Juif orthodoxe qui cherche à s’enfuir d’Israël, sa femme qui regrette sa vie d’avant, quand elle était à Istanbul, son ami qui croit encore pouvoir corriger les dérives nationalistes du Premier Ministre, deux enfants arabes qui survivent en se cachant dans les grottes près de Bethléem, un flic arabe et chrétien de Tel-Aviv. Tout ce petit monde évolue sous nos yeux et cherche une vie meilleure, se débat pour y arriver. L’espoir pour certains est d’atteindre Tel-Aviv, la ville où tout est possible, la ville où on peut se reconstruire et (re) trouver l’être aimé, car il est beaucoup question d’amour dans ce roman qui montre jusqu’où peut aller le nationalisme et la haine de l’autre.
Les Lumières de Tel-Aviv est un roman qui se lit agréablement et qui fait réfléchir, qui se termine de manière assez abrupte : une suite serait-elle prévue ? On suit les personnages et on s’y attache, on souffre et on espère avec eux, on soupèse la probabilité de cette dérive nationaliste, on aimerait bien qu’Alexandra Schwartzbrod se trompe.
Elle aussi, certainement.
François Muratet
Les Lumières de Tel-Aviv, Alexandra Schwartzbrod, Rivages noir, 2020
Photo © Gina-Cubeles 2021